Prosopométamorphopsie : Le cerveau qui brouille les traits

Il s’appelle A.D., il a 59 ans. Un homme droitier, sans histoire, autonome, sans troubles connus de l’enfance ni cicatrices du passé psychiatrique. Un homme parmi tant d’autres, jusqu’au jour où quelque chose s’est détraqué, silencieusement, derrière le rideau des apparences. Depuis un accident vasculaire mineur, les visages ont changé de nature. Chaque fois qu’il en croise un, une étrange division s’impose. La moitié droite, intacte, familière. L’autre, difforme, instable, comme si elle avait fondu au soleil, emportant les traits dans une coulée de cire. Ce n’est pas une illusion fugace. Ce n’est pas un trouble de l’instant. C’est une fracture durable dans sa manière de voir l’humain.

Et pourtant, A.D. reconnaît les gens. Il sait qui ils sont. Il nomme leurs voix, se souvient de leurs histoires. Mais il ne voit plus leur visage comme un tout. Il devine une moitié, tandis que l’autre lui échappe, comme un reflet brisé. L’imagerie cérébrale révèle l’origine de cette énigme : une lésion dans le splénium gauche du corps calleux, ce pont neuronal qui relie les deux hémisphères. Là où le regard se fait unité, là où les fragments se rejoignent pour composer un visage. Là, précisément, s’est installée la faille.

Ce cas, rapporté par Jorge Almeida et ses collègues dans le journal Current Biology, illustre une forme rare et déconcertante de trouble visuel : la prosopométamorphopsie. Contrairement à la prosopagnosie, où l’on ne reconnaît plus les visages, ici, l’identité reste intacte. C’est la structure qui vacille. Les traits se déforment, se liquéfient, se dérobent. On sait qui l’on a en face, mais ce visage-là ne tient plus.

Le cerveau et son gabarit invisible

Voir un visage ne consiste pas simplement à capter une image sur la rétine. C’est un acte perceptif complexe, qui mobilise en une fraction de seconde une chaîne de traitements hautement spécialisés. Le visage humain constitue l’un des objets visuels les plus riches et les plus essentiels de notre environnement. Il véhicule non seulement l’identité, mais aussi les émotions, les intentions, et le langage non verbal. Cette richesse fonctionnelle explique pourquoi, dès les premières heures de vie, le cerveau manifeste une attention particulière aux visages. Un nouveau-né oriente spontanément son regard vers des configurations faciales, même schématiques.


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Cette préférence précoce s’accompagne du développement progressif d’un système cérébral spécialisé. Ce système repose sur un réseau de régions interconnectées, parmi lesquelles le gyrus fusiforme, plus précisément sa portion latéro-inférieure connue sous le nom de Fusiform Face Area (FFA), joue un rôle central. Cette région, située dans le cortex occipito-temporal, est sélectivement activée lors de la perception des visages, bien plus que lors de la vision d’objets, de scènes ou de mots. Mais le traitement d’un visage ne se limite pas à cette région, il implique aussi des régions occipitales postérieures, comme l’Occipital Face Area (OFA), chargée du traitement des traits élémentaires (yeux, nez, bouche), ainsi que des zones pariétales qui participent à l’intégration spatiale et à l’orientation attentionnelle. Ces régions travaillent en synergie pour décomposer le visage en unités perceptives, analyser les distances entre les yeux, la forme du nez, l’inclinaison de la bouche, puis recomposer ces éléments dans une représentation cohérente et stable.

Ce processus repose sur la comparaison constante entre ce que l’on voit et un modèle interne du visage humain, une sorte de gabarit implicite que le cerveau affine au fil des expériences. Ce gabarit permet de reconnaître un visage malgré les variations de perspective, d’éclairage, d’expression ou de mouvement. Il assure la constance perceptive face à un objet qui, bien que familier, ne se présente jamais exactement de la même manière. Ainsi, percevoir un visage, ce n’est pas simplement détecter une série de traits, mais les organiser selon une structure attendue, en une unité reconnaissable, qui nécessite la coopération fine des deux hémisphères cérébraux. Dès qu’un de ces maillons se dérègle, que ce soit au niveau de la détection locale, de l’intégration spatiale ou de la comparaison au modèle interne, l’ensemble peut devenir instable, voire méconnaissable, comme l’illustre le cas d’A.D.

L’atteinte du splénium gauche du corps calleux, structure essentielle à la communication interhémisphériquen chez A.D., semble perturber cette intégration. Le cerveau reçoit les informations visuelles, mais ne parvient plus à les unifier dans une forme stable. Il reconnaît le visage, mais ne parvient plus à le « construire » correctement. Ce n’est pas la mémoire qui est en cause, mais la manière dont le visage est perçu, ainsi que la capacité à stabiliser cette perception. Les traits sont bien là, mais ils se déforment, se déplacent, perdent leur cohérence structurelle. La perception devient instable, parfois inquiétante, et échappe à tout ajustement conscient.


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Ce cas met en lumière la complexité du système visuel. La perception des visages repose donc sur un équilibre entre perception sensorielle, représentations internes et coordination interhémisphérique. Lorsque cet équilibre se rompt, ce n’est pas la mémoire du visage qui s’efface, mais sa stabilité visuelle qui s’effondre. Ce n’est donc pas le qui qui fait défaut, mais le comment. Le visage de l’autre cesse d’être un repère familier, il devient instable, déformé, étranger à nos attentes. Et dans cette faille perceptive, c’est le sentiment de familiarité, socle silencieux de nos relations sociales, qui perd sa cohérence.

Voir au-delà du visible

Une avancée majeure dans la compréhension de ce trouble est survenue en 2024, avec l’étude de Mello et ses collaborateurs, publiée dans The Lancet. Pour la première fois, les chercheurs sont parvenus à reproduire visuellement ce qu’un patient atteint de prosopométamorphopsie percevait réellement. L’homme décrivait des visages déformés, aux traits allongés et aux expressions parfois qualifiées de “démoniaques”. Étrangement, ces déformations n’apparaissaient que lors des interactions en face à face, et disparaissaient totalement lorsqu’il observait des visages en photo.

L’imagerie cérébrale a mis en évidence une lésion supplémentaire, localisée dans la tête de l’hippocampe gauche. Cette région est bien connue pour son rôle dans la mémoire, mais elle participe également au traitement contextuel et à l’évaluation de la familiarité. Ce lien entre perception déformée, présence en temps réel, et contexte relationnel suggère que la perception d’un visage ne dépend pas seulement de sa structure visuelle, mais aussi du cadre dans lequel il apparaît.

Pour objectiver ces perceptions, les chercheurs ont utilisé un logiciel de transformation d’images, générant des représentations photoréalistes basées sur les descriptions précises du patient. Les images obtenues correspondent de manière saisissante à ce qu’il disait voir. Cette méthode inaugure une nouvelle ère dans l’étude des troubles perceptifs, celle où la subjectivité devient partiellement visualisable, et donc analysable.


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Ces travaux confirment que la prosopométamorphopsie ne peut être réduite à une anomalie locale du traitement visuel. Il ne s’agit pas d’un simple dysfonctionnement d’un module isolé ou d’une altération périphérique, mais d’une désorganisation plus globale au sein d’un réseau distribué, qui coordonne différents niveaux de traitement.

Ce système, habituellement robuste, permet de reconnaître un visage même lorsqu’il est partiellement masqué, mal éclairé ou déformé par une émotion intense. Mais cette flexibilité repose sur un équilibre finement ajusté. Une lésion même discrète, dans le corps calleux, l’hippocampe ou le gyrus fusiforme, peut suffire à désynchroniser le réseau et perturber l’intégration entre ses composantes perceptives, mnésiques et émotionnelles. Le visage reste identifiable, mais sa forme devient instable, déroutante, parfois angoissante.

Reconnaître un visage, on le voit, n’est jamais un acte passif. C’est une recomposition dynamique, fondée sur des indices variables, reconstruite à chaque instant par un cerveau qui anticipe, ajuste et stabilise. Lorsque ce processus échoue, ce n’est pas seulement la perception de l’autre qui vacille, mais le lien de familiarité et de sécurité qu’un visage incarne. La prosopométamorphopsie devient alors plus qu’un symptôme, elle expose, en creux, la complexité silencieuse de notre capacité à voir l’humain.

Références

Almeida, J., Freixo, A., Tábua-Pereira, M., Herald, S. B., Valério, D., Schu, G., … & Duchaine, B. (2020). Face-specific perceptual distortions reveal a view- and orientation-independent face template. Current Biology, 30(19), 4071–4077.

Mello, A., Stehr, D., Bujarski, K., & Duchaine, B. (2024). Visualising facial distortions in prosopometamorphopsia. The Lancet, 403(10391), 1176.

Sara Lakehayli
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Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap.
Professeur à l'école supérieure de psychologie

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