Le soi effacé : Alzheimer et l’anosognosie de la mémoire
On parle souvent d’Alzheimer comme d’une « maladie de la mémoire ». L’image est forte, mais elle est réductrice. Car ce que la maladie atteint n’est pas seulement la capacité de se souvenir, mais la structure même de notre identité. Chaque oubli, chaque repère temporel qui s’efface, fissure un peu plus la trame de ce que nous appelons le « moi ». La maladie ne détruit pas seulement des souvenirs ; elle met en péril la continuité intime qui nous permet de nous reconnaître comme le même être au fil du temps.
L’Alzheimer s’attaque précocement à l’hippocampe et aux régions temporales médiales, zones cérébrales qui jouent un rôle central dans la formation de nouveaux souvenirs. C’est pourquoi les événements récents comme une visite, une conversation de la veille, un rendez-vous noté le matin même, s’effacent en premier. En revanche, les souvenirs anciens, notamment ceux de l’enfance et de l’adolescence, peuvent rester étonnamment intacts pendant plusieurs années, car ils reposent sur des circuits cérébraux plus diffus et déjà consolidés dans le néocortex. Cette dissociation explique pourquoi une personne peut oublier ce qu’elle vient de manger, tout en se remémorant avec précision des scènes de son enfance. La maladie altère donc avant tout la mémoire épisodique récente, compromettant la possibilité de tisser un « nouveau passé », avant d’atteindre plus tard d’autres composantes de la mémoire et de l’identité.
Le cerveau qui oublie qu’il oublie
Si la perte de mémoire constitue le signe le plus visible d’Alzheimer, le phénomène le plus déroutant reste souvent l’anosognosie : cette incapacité à reconnaître ses propres difficultés. Un patient peut oublier une conversation tenue quelques minutes plus tôt et affirmer, avec assurance, qu’il n’a aucun problème. Ce décalage entre l’expérience vécue et la perception qu’on en a ne relève pas d’un simple refus psychologique, mais d’une altération profonde des circuits cérébraux qui soutiennent la conscience de soi.
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Cette conscience ne se réduit pas à un tout homogène. Elle peut se décomposer en plusieurs niveaux : la vigilance basique sur ses propres actions, la capacité réflexive à analyser ses pensées et comportements, et, plus haut encore, l’aptitude à se représenter soi-même dans le temps en reliant ce que l’on vit à ce que l’on a été et à ce que l’on devient. Cette architecture repose sur un mécanisme précis : détecter ses erreurs, en évaluer la portée, puis les intégrer dans une représentation cohérente de soi. Or, c’est précisément cette fonction intégrative et temporelle qui vacille le plus tôt dans la maladie d’Alzheimer.
Dans un cerveau sain, les régions antérieures (cortex préfrontal médian et orbitofrontal) évaluent la signification personnelle des informations, tandis que les régions postérieures (précuneus et cortex cingulaire postérieur) comparent les performances actuelles aux souvenirs de soi. Ensemble, ces zones forment un système de « comparateurs » qui, lorsqu’un décalage est détecté (par exemple, se rendre compte qu’on oublie plus souvent qu’avant), déclenchent une mise à jour de l’image de soi.
Dans Alzheimer, cette boucle se dérègle. Les informations sur les erreurs commises peuvent encore être perçues, mais elles n’atteignent plus les circuits métacognitifs capables de les intégrer. Le patient continue alors à se percevoir tel qu’il était avant la maladie, comme figé dans une version obsolète de lui-même.
Les données d’imagerie confirment ce modèle : l’équipe de Rosen a montré que l’atrophie orbitofrontale et préfrontale médiane est associée à une moindre conscience des déficits, tandis que les travaux de Vannini et ses collègues ont relié l’hypométabolisme du précuneus et du cortex cingulaire postérieur, observable dès le stade prodromal, à un manque de lucidité. Les recherches électrophysiologiques complètent ce tableau en indiquant que la diminution de la « conscience d’erreur » peut être objectivée par des potentiels évoqués sur l’axe médian, bien avant l’installation de la démence. Ces résultats, rassemblés et analysés par Salmon et son équipe dans un article récent, montrent que l’anosognosie est moins un effet secondaire de l’oubli qu’un véritable syndrome de réseau.
L’anosognosie apparaît ainsi comme un symptôme à part entière. Elle ne traduit pas un refus psychologique d’admettre la maladie, mais le résultat d’un réseau cérébral qui ne parvient plus à se regarder fonctionner. Le cerveau oublie qu’il oublie, et c’est ce double effacement qui rend Alzheimer si déstabilisant pour les malades comme pour leurs proches.
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Repérer Alzheimer à travers l’anosognosie
L’une des découvertes les plus marquantes de ces dernières années est que l’anosognosie peut être identifiée dès les stades précoces de la maladie. Le manque de conscience des difficultés n’est donc pas seulement une conséquence de l’amnésie avancée, il constitue un indice précoce du processus pathologique.
Une étude menée à la Pitié-Salpêtrière par Guieysse et ses collègues l’a clairement montré. Grâce à un questionnaire comparant l’auto-évaluation du patient à celle de son proche, les chercheurs ont constaté qu’au tout début de la maladie, les patients se décrivent encore comme fonctionnant normalement, tandis que leur entourage rapporte déjà des oublis répétés. Ce décalage devient un marqueur objectif de l’anosognosie. L’étude a aussi révélé que la prise en compte du ressenti des proches face à ces difficultés renforce la fiabilité du diagnostic, permettant de distinguer avec une grande précision les personnes aux stades précoces de celles qui ne présentent pas de trouble cognitif.
Repérer cette absence de lucidité change profondément la pratique clinique. Cela permet d’envisager un diagnostic plus précoce, y compris chez des personnes qui ne consultent pas spontanément parce qu’elles n’ont pas conscience de leurs troubles. Cela éclaire aussi la relation avec les proches : comprendre que le malade ne nie pas volontairement ses difficultés mais qu’il est neurologiquement incapable de les percevoir apaise les tensions, favorise l’adhésion aux soins et facilite l’adaptation de l’accompagnement. Ainsi, la mesure de l’anosognosie ne relève plus uniquement de la recherche fondamentale. Elle devient une clé pratique pour anticiper les risques, ajuster les soins et soutenir le malade comme ses proches.
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En ce sens, Alzheimer apparaît moins comme une simple maladie de la mémoire que comme une pathologie de la continuité de soi. Elle ne se contente pas d’effacer des souvenirs, elle efface aussi la lucidité de leur perte, entraînant un double effacement du « moi ». L’enjeu, pour les chercheurs comme pour les soignants, est désormais d’explorer finement ce qui cède et ce qui résiste, afin de préserver, malgré la maladie, ce sentiment intime d’exister qui ne disparaît jamais entièrement.
Références
Guieysse, D., Dautricourt, S., Thomas-Antérion, C., Epelbaum, S., Benisty, S., Dubois, B., … & Habert, M. O. (2023). Detecting anosognosia for memory impairment in the prodromal stage of Alzheimer’s disease: The value of the HABC-M and caregiver burden. Journal of Alzheimer’s Disease, 92(2), 701-713.
Hester, R., Nestor, L., & Garavan, H. (2009). Impaired error awareness and anterior cingulate cortex hypoactivity in chronic cannabis users. Neuropsychopharmacology, 34(11), 2450-2458.
Meunier-Duperray, L., Souchay, C., Angel, L., Salmon, E., & Bastin, C. (2025). Exploring the domain specificity and the neural correlates of memory unawareness in Alzheimer’s disease. Neurobiology of aging, 148, 61–70.
Rosen, H. J., Alcantar, O., Rothlind, J., Sturm, V., Kramer, J. H., Weiner, M., & Miller, B. L. (2010). Neuroanatomical correlates of cognitive self-appraisal in neurodegenerative disease. NeuroImage, 49(4), 3358-3364.
Salmon, E., Meyer, F., Genon, S., Collette, F., & Bastin, C. (2024). Neural correlates of impaired cognitive processes underlying self-unawareness in Alzheimer’s disease. Cortex; a journal devoted to the study of the nervous system and behavior, 171, 1–12.
Vannini, P., Hanseeuw, B., Munro, C. E., Amariglio, R. E., Marshall, G. A., Rentz, D. M., … & Sperling, R. A. (2017). Anosognosia for memory deficits in mild cognitive impairment: Insight into the neural mechanism using functional MRI. Journal of Alzheimer’s Disease, 55(2), 615-622.

Sara Lakehayli
Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap.
Professeur à l'école supérieure de psychologie