Le monde déformé : Le syndrome d’Alice au pays des merveilles

Un soir, dans une salle d’attente d’hôpital, une jeune fille de dix ans serre la main de sa mère avec une insistance inhabituelle. Elle fixe le visage maternel, puis détourne les yeux, comme si quelque chose ne collait plus. « Ta tête est devenue minuscule… et je crois que mes bras s’allongent », murmure-t-elle, hésitant entre crainte et stupéfaction. L’infirmière s’approche, sourit pour rassurer. « C’est la fièvre, ça passera. » Mais la petite insiste, la pièce semble trop vaste, les murs trop lointains, et son propre corps ne répond plus comme avant.

Ce qu’elle vit, ce que son cerveau lui impose de percevoir, n’a rien d’une invention. Elle traverse un effondrement sensoriel silencieux, où la réalité se dérobe sans que personne ne s’en aperçoive. Ce n’est pas une crise d’angoisse, ni une hallucination psychotique. C’est une altération de la perception qui surgit comme un pli dans la trame du quotidien. Et ce phénomène, aussi fascinant que déroutant, porte un nom : le syndrome d’Alice au pays des merveilles.

Derrière cette appellation empruntée à la littérature se cache une réalité médicale bien tangible. Ce syndrome rare et mal connu bouleverse le sens même du réel. Il déforme la taille des objets, dilate le temps, modifie les contours du corps. Ce que la petite fille perçoit n’est pas une fantaisie de son imagination, c’est un monde recréé par son cerveau, pour des raisons encore mystérieuses, mais observables, mesurables, et parfois… guérissables. Ce soir-là, dans l’attente anonyme d’un service pédiatrique, ce n’est pas seulement une enfant qui perd ses repères. C’est toute notre confiance en une perception stable du monde qui vacille un instant, à travers ses yeux. Ce trouble rare, aussi appelé dysmétropsie ou syndrome de Todd, bouleverse notre manière d’appréhender le monde. Non pas en altérant les organes sensoriels, mais en déroutant le système cérébral qui construit la réalité. Soudain, un visage familier peut paraître gigantesque, une pièce devenir un labyrinthe infini. Ce ne sont ni des hallucinations ni des rêveries. C’est une perception transformée à la source même : le cerveau.

Ce que voient les enfants que nous n’écoutons pas

Ce syndrome repose sur des bases neurologiques précises. Le psychiatre britannique John Todd l’a formellement décrit en 1955, mais il avait déjà été évoqué, sans être nommé, dans le célèbre roman Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Certains chercheurs soupçonnent ce dernier d’avoir lui-même souffert de migraines accompagnées de phénomènes visuels similaires, ce qui pourrait expliquer certaines des scènes étranges vécues par Alice dans le récit.

Chez l’enfant, ce syndrome surgit souvent de manière brutale, comme un court-circuit perceptif. Il apparaît parfois au cours d’une fièvre, d’une infection virale, ou lors d’une crise de migraine. Les symptômes varient, mais suivent un même schéma : l’enfant peut voir les objets autour de lui plus petits qu’ils ne sont (on parle de micropsie), plus grands (macropsie), plus éloignés (téléopsie) ou au contraire plus proches (pelopsie). Il peut aussi avoir l’impression que certaines parties de son corps changent de taille, par exemple, ses mains lui semblent énormes, ou ses jambes très fines ou absentes. On parle alors de distorsions corporelles. D’autres ressentent une modification de leur perception du temps, qui semble ralentir ou s’accélérer, un phénomène appelé tachysensia. Enfin, certains entendent des sons qui n’existent pas, comme des chuchotements ou des bruits déformés. Et pourtant, ces enfants ne délirent pas. Ils savent que ce qu’ils perçoivent est bizarre, qu’il ne correspond pas à la réalité extérieure. C’est cette lucidité qui distingue le syndrome d’Alice d’un trouble psychiatrique comme la psychose. Leur cerveau est globalement sain, mais il traite momentanément l’information sensorielle de manière inhabituelle. Le monde qu’ils voient n’a pas changé, c’est la manière dont leur cerveau le reconstruit qui vacille.

Ces observations ont été renforcées par une étude clinique récente, publiée en janvier 2025 dans la revue Pediatric Neurology. L’équipe italienne dirigée par Susanna Staccioli y rapporte deux cas d’enfants sans antécédents neurologiques ni psychiatriques, qui ont développé des symptômes typiques du syndrome d’Alice au pays des merveilles au cours d’une infection par le SARS-CoV-2. Les objets semblaient parfois plus petits qu’en réalité, d’autres paraissaient très éloignés, et les couleurs semblaient anormales ou changeantes. L’une des deux enfants décrivait également des hallucinations auditives, comme des murmures incompréhensibles. Afin d’évaluer la nature de ces symptômes, les chercheurs ont réalisé une batterie d’examens : tests neurologiques, électroencéphalogrammes (EEG), et imagerie cérébrale par IRM. Tous les résultats sont revenus normaux. Aucune activité anormale du cortex cérébral, aucun foyer épileptique, aucun signe de lésion visible. Pourtant, les enfants décrivent avec précision les épisodes qu’ils ont traversés. Et ces épisodes coïncident étroitement avec la phase virale de l’infection.

Face à ces résultats, les chercheurs évoquent un dérèglement de l’activité dans les régions pariéto-occipitales, connues pour leur rôle dans l’intégration des informations visuelles, auditives et corporelles. Le virus, en déclenchant une réponse inflammatoire, et en augmentant notamment la perméabilité de la barrière hémato-encéphalique, créerait ainsi une instabilité perceptive temporaire. Dans les deux cas observés en Italie, les symptômes ont disparu progressivement après la fin de l’infection, sans qu’un traitement spécifique ait été nécessaire. Ce retour à la normale confirme la réversibilité du syndrome, mais souligne aussi l’intensité de l’expérience vécue par les enfants.

La fragilité de ce que nous croyons réel

Le syndrome d’Alice au pays des merveilles, bien qu’il puisse sembler anecdotique, révèle une vérité fondamentale sur notre rapport au monde. La réalité telle que nous la percevons n’est pas un reflet fidèle de ce qui est « là », mais une interprétation active, modelée à chaque instant par notre cerveau. Lorsque la perception se dérègle, que ce soit à cause d’une infection virale, d’une inflammation cérébrale ou d’une simple fièvre, c’est tout notre rapport à l’espace, au temps et à nous-mêmes qui peut vaciller.

Ce phénomène, bien documenté en neurologie, illustre la nature construite de notre perception. Le cerveau ne reçoit pas le monde, il le reconstruit. Les signaux sensoriels ne sont que des influx électriques dénués de sens en eux-mêmes. Ce sont les aires visuelles, auditives, somatosensorielles, coordonnées par des régions intégratives comme le cortex pariétal et préfrontal, qui donnent forme, consistance et signification à ces signaux. Mais lorsque ce traitement s’altère, même brièvement, la cohérence du monde s’effondre. Un simple déséquilibre dans la connectivité fonctionnelle, une surcharge immunitaire ou une perturbation de la neurotransmission peuvent suffire à faire basculer l’univers dans une étrangeté irréductible.

Ce vertige, certains le vivent de manière transitoire, d’autres de façon chronique. Et ce qu’il révèle, c’est qu’il n’existe pas de réalité pure, indépendante de nos circuits neuronaux. Ce que nous appelons la réalité est un consensus fragile entre nos sens, nos prédictions cérébrales et notre mémoire. Loin d’être un miroir du monde, notre perception agit comme une interface, constamment réajustée, sujette aux erreurs comme aux hallucinations.

Ainsi, les cas de syndrome d’Alice au pays des merveilles ne sont pas seulement des curiosités médicales. Ils nous forcent à reconnaître que notre confiance dans la stabilité du monde est un pari fondé sur un équilibre biologique précaire. Et que le cerveau, ce grand metteur en scène, peut à tout moment changer le décor, parfois sans nous prévenir. Derrière l’illusion de la permanence se cache une vérité neuropsychologique essentielle : percevoir, c’est interpréter. Et toute interprétation peut vaciller.

Références

Farooq, O., & Fine, E. J. (2017). Alice in Wonderland syndrome: A historical and medical review. Pediatric Neurology, 77, 5–11.

Mastria G, Mancini V, Viganò A, Di Piero V. Alice in Wonderland Syndrome: A Clinical and Pathophysiological Review. Biomed Res Int. 2016;2016:8243145.

Salim, M., & Bais, R. (2025). Insights into the Phenomenon of Alice in Wonderland Syndrome. EC Clinical and Medical Case Reports, 8(4), 01–04.

Staccioli, S., Mariani, R., Bompard, S., Olivini, N., Fanfoni, C., Mirra, G., Bisozzi, E., Campana, A., & Lettori, D. (2025). Alice in Wonderland Syndrome in Children With Severe Acute Respiratory Syndrome SARS-CoV-2 Infection: A Case Series of Two Patients in an Italian Hospital. Pediatric Neurology, 162, 28–31.

Todd, J. (1955). The syndrome of Alice in Wonderland. Canadian Medical Association Journal, 73(9), 701–704.

Sara Lakehayli
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Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap.
Professeur à l'école supérieure de psychologie

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