La psychose en couleur : entre éclat et abîme

« Il n’y a point de génie sans un grain de folie. » ,  Aristote

Depuis l’Antiquité, l’idée d’un lien entre la folie et la création artistique hante les esprits. Longtemps laissée aux poètes et aux philosophes, cette question trouve, avec l’émergence de la psychanalyse, un terrain d’exploration nouveau : celui de l’inconscient. Dès Freud, l’art cesse d’être seulement quête de beauté ; il devient un langage à part entière, une tentative de mise en forme de l’indicible.

Ce dialogue entre art et folie, loin d’être anecdotique, révèle une vérité profonde : la création est parfois une réponse à la déchirure psychique. À travers cet article, nous proposons d’interroger les multiples visages de cette création née de l’excès, et de comprendre comment elle permet au sujet de « tenir » face au chaos.

Art brut et création psychotique : le sinthome en acte

Jacques Lacan, psychanalyste français du XXe siècle, a introduit un concept clé pour penser la psychose et la création : le sinthome. Il s’agit d’une invention propre au sujet, une sorte de solution singulière, bricolée, qui permet de se maintenir en équilibre psychique lorsque les repères symboliques habituels (ceux de la société, du langage, de la filiation) font défaut.

Dans la psychose, l’art peut devenir ce sinthome : une forme personnelle et vitale de se relier au monde. Il sert alors de point d’ancrage entre les trois dimensions fondamentales de l’expérience humaine que Lacan appelle le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire.

  • Le Réel, dans ce cadre, ne désigne pas la réalité concrète, mais ce qui échappe au langage, ce qui ne peut se dire ou se représenter.
  • Le Symbolique correspond à l’ordre du langage, des lois, des structures sociales.
  • L’Imaginaire renvoie aux images, aux identifications, au miroir dans lequel on se reconnaît.

Lorsque ces trois registres ne s’articulent pas, le sujet peut être submergé. Le sinthome vient alors faire « nœud », c’est-à-dire maintenir ensemble ce qui risquerait autrement de se désagréger.

L’art brut incarne cette fonction. Produite hors des circuits académiques, souvent par des personnes internées ou marginalisées, cette forme d’art n’a pas pour ambition de plaire ou de se conformer. Elle jaillit d’un besoin intime de figurer l’indicible. Jean Dubuffet, qui a théorisé et défendu l’art brut, refusait qu’on réduise ces œuvres à leur origine psychiatrique : elles sont, disait-il, des expressions pures de l’être, qui échappent aux critères esthétiques traditionnels.

L’exemple d’Adolf Wölfli, interné à vie en Suisse, est éclairant : ses productions mêlent dessins, systèmes de chiffres, langages inventés et partitions musicales. Elles constituent un univers cohérent, un monde clos, une réponse poétique et plastique au désordre intérieur.

Il ne s’agit donc pas de « peindre la folie », mais d’inventer une manière d’habiter le monde, même au bord de l’effondrement. Ces œuvres, comme autant de sinthomes, rendent la vie psychique possible là où les structures habituelles ont failli. Elles sont des gestes existentiels, ni décoratifs ni explicatifs, mais nécessaires.

Psychose, création et subjectivité

Toutefois, il serait naïf de faire de la folie un simple ressort de la créativité. Tous les sujets psychotiques ne créent pas, et toutes les créations nées dans la souffrance ne sont pas nécessairement marquantes. Mais chez certains, la création devient l’unique voie de subjectivation possible.

Pensons à Van Gogh, avec ses tourbillons de lumière et ses ciels déchirés, à Yayoi Kusama, avec ses installations répétitives aux allures d’hallucinations infinies, ou encore à Edvard Munch, dont les silhouettes fantomatiques semblent contenir un cri silencieux.

Chacun a, à sa manière, transformé sa déchirure intérieure en paysage symbolique. Leur œuvre ne guérit pas, ne sublime pas la douleur, mais elle en propose une forme, une consistance, un lieu où tenir.

La folie n’est peut-être pas la condition de l’art. Mais elle en est parfois la traversée secrète : une épreuve qui pousse le sujet à créer pour survivre, à inventer pour ne pas sombrer.

Créer pour ne pas sombrer

Au croisement de la souffrance et de l’invention, l’art brut et la création psychotique nous rappellent que la subjectivité ne se limite pas à la norme. Même là où le langage vacille, même là où la structure symbolique échoue, un sujet peut inventer son propre ancrage, son propre monde. La création, dans ces cas extrêmes, devient une forme de résistance existentielle, un geste vital, un éclat dans l’abîme.

Extrait d’un ouvrage en cours intitulé L’art et la psychose.

Hamid Cheddadi
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Psychologue clinicien et artiste peintre

•Né le 15 juin 1955, il suit un parcours à la croisée de l’art, du soin et de la pensée.
•Formé dans les années 1980 à l’Académie des arts de Poh Chang à Bangkok, il développe une sensibilité picturale influencée par l’Asie et l’expression spontanée.
•Artiste peintre, il explore en parallèle les dimensions corporelles et spirituelles du soin.
•Ostéopathe diplômé à Chiang Mai en 1992,
•Professeur de yoga thérapeutique (healing art), inspiré des traditions japonaises.
•Ex-Enseignant à l’ITM (Information Technology Morocco).
•Titulaire d’un Master en psychologie clinique de l’École Supérieure de Psychologie de Casablanca, en tant que psychologue clinicien.
•Sa pratique thérapeutique se déploie à l’intersection de l’art, de l’inconscient, de la souffrance et de la spiritualité.
•Il vit et travaille à Casablanca, où il continue de peindre, soigner, écrire et transmettre.

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