Peut-on effacer un souvenir ?
Oublier volontairement un souvenir douloureux est un rêve aussi ancien que la mémoire elle-même. Depuis l’Antiquité, l’humanité cherche dans l’oubli un moyen d’apaiser ses blessures. Dans la mythologie grecque, les âmes qui descendaient aux Enfers buvaient l’eau du fleuve Léthé, pour effacer leurs souvenirs avant de renaître à une nouvelle vie. L’oubli y était présenté non comme une perte, mais comme une purification et une possibilité d’alléger le fardeau du passé. Ce mythe a traversé les siècles, inspirant poètes, philosophes et médecins, jusqu’à devenir l’un des grands rêves de la modernité, celui d’une mémoire que l’on pourrait maîtriser.
Aujourd’hui, ce rêve d’oubli a quitté le domaine du mythe pour entrer dans celui de la science. Les neurosciences ne parlent plus d’effacement magique, mais cherchent à comprendre comment le cerveau peut atténuer la charge émotionnelle d’un souvenir sans le faire disparaître pour stimuler une forme d’oubli que les anciens auraient sans doute rêvé de maîtriser. Il ne s’agit plus de gommer le passé, mais de moduler sa trace dans le réseau neuronal, pour que certaines images cessent de hanter le présent.
Le point de départ de ces recherches remonte à une découverte majeure des années 2000. Les scientifiques ont alors compris que les souvenirs ne sont pas des entités figées dans le marbre du cerveau. Lorsqu’un souvenir est réactivé, il redevient temporairement malléable, comme s’il se détachait légèrement de son support biologique avant de se fixer à nouveau. Cette courte période de vulnérabilité, que les chercheurs appellent la reconsolidation, correspond à une véritable fenêtre de plasticité cérébrale. Pendant ce laps de temps, la mémoire peut être modifiée, ajustée ou réinterprétée sous l’effet des émotions, du contexte ou même des informations extérieures. C’est ce même mécanisme qui explique la formation de faux souvenirs. Lorsque la mémoire se reconsolide, elle peut intégrer des éléments erronés, suggérés par notre entourage ou par notre propre imagination. Le souvenir paraît authentique, mais il a été subtilement altéré. Ainsi, chaque rappel n’est pas une reproduction parfaite du passé, mais une recréation. La mémoire se réécrit sans cesse, fidèle au sentiment du vécu, mais jamais totalement à la lettre des faits.
Ce moment fragile, où le souvenir vacille avant de se reformer, attire aujourd’hui toute l’attention des neuroscientifiques. C’est dans cet intervalle que se joue la possibilité de transformer une mémoire douloureuse en une trace plus neutre, moins chargée émotionnellement. Comprendre ce mécanisme, c’est entrevoir la possibilité d’un oubli actif, non pas celui de l’effacement, mais celui de la guérison par la mémoire elle-même.
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Quand le cerveau réécrit son passé
La mémoire n’est pas un enregistrement passif du passé, mais une activité biologique en constante évolution. Chaque souvenir résulte de l’activation coordonnée de multiples réseaux de neurones qui s’allument et se renforcent ensemble pour former une trace mnésique. Ces réseaux s’étendent dans tout le cerveau : l’hippocampe encode le contexte et le lieu, le cortex sensoriel pour les détails perceptifs, et l’amygdale y associe la charge émotionnelle. Ce tissage complexe fait de la mémoire un phénomène vivant, continuellement remodelé par nos expériences et nos émotions.
Lorsque nous évoquons un souvenir, ces circuits se réactivent. Certains liens se renforcent, d’autres s’atténuent, et de nouvelles connexions peuvent émerger. À chaque rappel, la mémoire se réécrit légèrement, influencée par notre état intérieur et le contexte du moment. C’est ce qui explique pourquoi un même souvenir peut sembler différent au fil du temps. Cette plasticité est la clé de notre apprentissage et de notre adaptation, mais elle rend aussi nos souvenirs vulnérables à la transformation et à l’erreur.
Loin d’être un défaut, cette malléabilité est la condition même de notre évolution mentale. Pourtant, elle complique toute tentative d’effacement ciblé : intervenir sur un souvenir, c’est agir sur un réseau entier, au risque d’en perturber l’équilibre. Les recherches récentes sur la mémoire de la peur en offrent un exemple concret. En explorant les mécanismes de l’amygdale, les neuroscientifiques commencent à comprendre comment un souvenir émotionnel peut être atténué plutôt qu’effacé, et comment la peur elle-même peut devenir un terrain d’expérimentation privilégié pour observer la plasticité du cerveau en action.
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Désamorcer la peur
C’est dans l’étude de la peur apprise que les chercheurs ont le mieux saisi la souplesse du souvenir. Pour comprendre comment un souvenir pouvait s’affaiblir, il fallait d’abord en créer un. En laboratoire, ce processus repose sur un paradigme classique appelé le conditionnement de la peur, qui consiste à associer un stimulus neutre, souvent un son, à un léger choc électrique. Après quelques répétitions, l’animal apprend à redouter ce son, preuve qu’une trace mnésique durable s’est inscrite dans son cerveau. Ce modèle d’apprentissage associatif est devenu une référence pour comprendre la dynamique de la mémoire émotionnelle et les mécanismes cérébraux qui sous-tendent l’extinction de la peur.
Au début des années 2000, les neuroscientifiques Marie Monfils et Joseph LeDoux ont utilisé ce modèle pour explorer la possibilité d’intervenir au moment où la mémoire se reconfigure. Après avoir réactivé le souvenir de peur en faisant entendre le son associé au choc, ils ont rejoué plusieurs fois ce même son, mais cette fois sans conséquence négative. L’animal, d’abord crispé, a progressivement cessé de réagir. La peur s’était éteinte, non par oubli, mais parce que le cerveau avait réévalué le signal. En exploitant la brève période de plasticité ouverte par la reconsolidation, les chercheurs avaient démontré qu’il était possible de désamorcer une émotion sans effacer le souvenir lui-même.
Ce principe, d’abord observé chez l’animal, a ensuite été transposé à l’humain. Quelques années plus tard, la neuroscientifique Daniela Schiller, à l’université de New York, a voulu vérifier si le même mécanisme pouvait s’appliquer dans le cerveau humain. Dans son expérience, les participants apprenaient à associer une image à une légère décharge électrique sur la main. Très vite, leur organisme réagissait à la seule vue de l’image : le rythme cardiaque s’accélérait, la conductance de la peau augmentait, autant de marqueurs physiologiques d’une peur apprise.
Pour tester la reconsolidation, Schiller a d’abord réactivé le souvenir en présentant brièvement l’image redoutée, avant de la montrer à nouveau, plusieurs fois, mais sans choc. Cette exposition, réalisée juste après la réactivation du souvenir, pendant la fenêtre de plasticité où la mémoire redevient malléable, a entraîné une diminution durable des réactions physiologiques. Le souvenir restait conscient, mais sa charge émotionnelle s’était transformée. La peur n’était plus effacée, mais désamorcée.
Ces résultats ont immédiatement fait écho au principe des thérapies cognitivo-comportementales (TCC), qui reposent elles aussi sur l’exposition répétée à la source de la peur dans un contexte sécurisé. Les deux approches visent le même but : dissocier le souvenir de la menace. La différence tient au moment et au niveau d’action. Dans les TCC, l’exposition prolongée permet la création d’un nouveau souvenir de sécurité, qui vient concurrencer le souvenir initial de peur. La reconsolidation, elle, agit plus en amont, en modifiant directement le souvenir réactivé avant qu’il ne se reforme.
L’expérience de Schiller a donc servi de pont entre la recherche fondamentale et la pratique clinique. Elle a démontré que la mémoire émotionnelle n’est pas figée et que le cerveau peut, sous certaines conditions, désapprendre la peur. De là émerge une idée prometteuse, celle d’instaurer un dialogue entre la psychothérapie et les neurosciences afin de reprogrammer la signification de la peur. Ces résultats ont ouvert la voie à une nouvelle génération de recherches visant à comprendre, au plus près des circuits neuronaux, comment la peur peut être désactivée. En 2024, Guo et ses collègues, à l’Université de Shenzhen, ont prolongé l’héritage de Monfils et LeDoux en observant ce même processus au niveau neuronal. Leur approche ne portait plus seulement sur le comportement, mais sur la micro-architecture synaptique de l’amygdale. En enregistrant l’activité neuronale pendant la phase de reconsolidation, ils ont montré que l’atténuation progressive de la peur s’accompagnait d’une modification des échanges entre neurones : la potentialisation à long terme (LTP), qui stabilise la mémoire émotionnelle, laissait place à une dépression à long terme (LTD), mécanisme inverse qui affaiblit les connexions. Autrement dit, les chercheurs ont identifié le substrat cellulaire du désapprentissage, montrant que la peur ne disparaît pas mais que son empreinte synaptique se relâche, ouvrant la voie à de nouvelles associations plus neutres.
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Un an plus tard, une équipe dirigée par Guillermo Pignatelli, à l’Université Columbia, a franchi une étape supplémentaire avec une étude publiée en 2025 dans Nature Psychiatry. Là où Guo avait observé les changements à l’échelle des synapses, Pignatelli s’est intéressé à l’organisation collective des ensembles neuronaux qui encodent la peur et son extinction. Pour cela, son équipe a utilisé l’optogénétique, une méthode qui combine la génétique et la lumière pour contrôler directement l’activité des neurones. Les chercheurs ont introduit dans l’amygdale basolatérale des gènes rendant certaines cellules sensibles à la lumière bleue. Une fois ces neurones devenus photocontrôlables, ils pouvaient être activés ou inhibés à la demande grâce à de fines fibres optiques implantées dans le cerveau de l’animal.
Cette approche a permis de suivre, presque en temps réel, l’activité des neurones impliqués dans la peur. Les chercheurs ont constaté que différents ensembles neuronaux s’activaient selon le moment du processus : les uns pendant l’expression de la peur, les autres lors de son extinction. En modulant sélectivement ces groupes par stimulation lumineuse, ils ont pu inverser le comportement et réactiver la peur en excitant certains neurones, ou au contraire la réduire en les inhibant. L’équipe parle de plasticité bidirectionnelle. Cela signifie que les circuits de la peur ne sont pas figés après apprentissage, mais capables d’ajuster leur intensité en fonction du contexte. Cette réversibilité ne traduit pas un effacement de la mémoire, mais un changement d’état fonctionnel du réseau. Le souvenir de l’événement demeure, mais son expression émotionnelle peut être neutralisée. L’amygdale apparaît ainsi non comme un simple centre de la peur, mais comme un système dynamique de régulation émotionnelle, capable de faire basculer l’organisme entre vigilance et apaisement selon les signaux du milieu.
Pour les neuroscientifiques, cette découverte change la perspective. Elle montre que l’amygdale n’est pas un simple centre de la peur, mais un système de régulation émotionnelle finement adaptable, capable d’équilibrer menace et sécurité selon l’expérience. Autrement dit, ce que l’on appelle oublier n’est pas un acte passif, mais une opération active du cerveau, où certaines connexions sont temporairement inhibées afin de préserver l’équilibre général du réseau. Au-delà de son apport fondamental, cette étude ouvre des perspectives thérapeutiques concrètes. Si le cerveau peut apprendre à désactiver la peur en modulant l’activité de certains circuits, il pourrait être possible, à terme, d’imiter ce processus par des approches non invasives via la stimulation magnétique transcrânienne. L’enjeu n’est pas de manipuler la mémoire, mais d’en réactiver la plasticité naturelle pour permettre au cerveau de corriger lui-même ses déséquilibres émotionnels.
L’éthique de l’oubli
En replaçant la mémoire dans cette dynamique vivante, les travaux de Pignatelli redéfinissent la frontière entre souvenir et oubli. Effacer un souvenir, au sens strict, demeure hors de portée. En revanche, la science montre qu’il est désormais possible d’en moduler la charge émotionnelle, de rendre la peur inopérante sans altérer la mémoire de l’événement. Ce n’est plus le passé qu’on cherche à effacer, mais la souffrance qu’il véhicule. À mesure que les neurosciences dévoilent la plasticité de la mémoire, elles révèlent la capacité du cerveau à reconfigurer son rapport au passé, à redéfinir la frontière entre le souvenir et l’émotion qui l’accompagne. Une telle transformation n’a rien d’un oubli au sens classique, elle relève d’un processus actif, d’une mise à jour émotionnelle. Le souvenir reste présent, mais il perd son pouvoir de nuisance ; il cesse d’envahir le présent pour s’intégrer dans une trame plus large et apaisée. Cette évolution ouvre une perspective nouvelle sur la guérison psychique, il ne s’agit plus de refouler la douleur, mais de la remodeler. En cela, les travaux récents ne promettent pas un effacement de la mémoire, mais une réconciliation entre le cerveau et son histoire, une manière biologique de transformer la peur en trace neutre, et la blessure en apprentissage.
Ces avancées fascinantes dessinent les contours d’une science de la mémoire en pleine transformation. Mais elles soulèvent aussi une question d’éthique : jusqu’où peut-on intervenir dans la trame du souvenir sans altérer la continuité du soi ? Si l’on peut atténuer la charge émotionnelle d’un souvenir, qu’en reste-t-il de son rôle dans notre construction personnelle ? Car derrière les circuits neuronaux, il y a toujours une histoire vécue, une part de vérité intérieure. La mémoire n’est pas un simple registre biologique, elle est le fil narratif qui relie l’individu à son expérience. Chaque souvenir, même douloureux, participe à l’équilibre de notre identité ; il façonne nos choix, nos peurs et nos forces.
Ces recherches ouvrent ainsi un double horizon, celui de la guérison, mais aussi celui de la responsabilité. Car si le cerveau peut transformer la peur, il nous revient de décider comment et pourquoi nous souhaitons le faire. L’enjeu n’est pas de créer un cerveau sans peur, mais un cerveau capable de la transformer, d’apprendre à s’en souvenir autrement, sans revivre la blessure. La véritable force de la mémoire humaine ne réside pas dans sa capacité à tout retenir, mais dans celle à se réparer, à retrouver un sens, sans se perdre en chemin.
Références
Guo, W., Wang, X., Zhou, Z., Li, Y., Hou, Y., Wang, K., Wei, R., , X., & Zhang, H. (2025). Advances in fear memory erasure and its neural mechanisms. Frontiers in Neurology, 15.
Phelps, E., & Hofmann, S. (2019). Memory editing from science fiction to clinical practice. Nature, 572, 43 – 50.
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Shi, Z., Wen, K., Sammudin, N., LoRocco, N., & Zhuang, X. (2025). Erasing “bad memories”: reversing aberrant synaptic plasticity as therapy for neurological and psychiatric disorders. Molecular Psychiatry, 30, 3209 – 3225.
Shan, J., & Postle, B. (2021). The neural mechanisms of active removal from working memory. bioRxiv.

Sara Lakehayli
Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap, Faculté de Médecine et de Pharmacie de Casablanca.
Professeur à l'école supérieure de psychologie