Le retour du refoulé à l’ère numérique
Freud définissait le retour du refoulé comme le retour déguisé dans le conscient d’un contenu refoulé, généralement inconciliable avec le moi. Il se manifeste sous forme de lapsus, rêves, symptômes, actes manqués. Aujourd’hui, cette dynamique perdure, mais la scène de son expression a changé : elle s’est déplacée sur les réseaux sociaux, dans les mèmes, les hashtags, les vidéos virales, les “buzz”.
Ce qui était caché dans l’inconscient revient désormais par des voies numériques, souvent sous des formes collectives, esthétisées ou humoristiques. À travers les contenus partagés sur les réseaux, les formations de l’inconscient circulent comme jamais. Mèmes répétitifs sur l’angoisse, vidéos humoristiques sur la dépression, confessions déguisées en anecdotes virales : autant de symptômes numériques qui trahissent un malaise plus profond. Le refoulé ne revient plus dans les rêves, mais dans les reels.
Ce retour s’effectue souvent sur le mode du détournement, de la banalisation ou de l’esthétisation : la tristesse devient “esthétique”, la solitude se filtre en noir et blanc. L’humour noir agit ici comme mécanisme de défense collectif, désamorçant des tensions internes que le sujet, ou la société, peinent à symboliser. Ce sont des “signes” qui parlent à la place du sujet, sans qu’il en soit conscient.
L’algorithme : miroir actif de l’inconscient
Mais ce retour du refoulé n’est pas seulement une affaire de contenus. Il se joue aussi dans la logique même des plateformes. L’algorithme ne fait pas que “proposer ce qui plaît” : il renforce ce qui nous hante. Il nourrit la compulsion de répétition freudienne, en nous exposant sans cesse aux mêmes objets de désir, aux mêmes figures de rivalité ou d’envie, aux mêmes angoisses, dissimulées sous les apparences du divertissement.
On croit choisir ce qu’on regarde ; en réalité, c’est souvent le symptôme qui nous choisit. L’internaute revient inlassablement aux mêmes profils, aux mêmes vidéos, aux mêmes récits traumatiques, non pas par goût, mais par nécessité psychique. L’écran devient alors le miroir d’un inconscient en boucle.
Dans cette dynamique, le fonctionnement même de la mémoire numérique entre en conflit avec celui de l’inconscient. À l’ère numérique, tout laisse une trace. Rien ne s’efface vraiment. Or, l’un des fondements du refoulement freudien est justement l’oubli, le rejet hors champ de la conscience. Que devient ce processus dans un monde où chaque mot, chaque image, chaque faille peut ressurgir à tout moment ?
La mémoire numérique s’oppose au refoulement : elle conserve ce que l’inconscient, lui, voudrait effacer ou transformer. D’où une possible saturation du psychisme, un trop-plein d’images, d’informations, de souvenirs impossibles à symboliser.
L’inconscient n’a pas disparu : il s’est adapté. Il prend aujourd’hui les formes d’un like obsessionnel, d’un scroll infini, d’un post partagé 200 fois. Le refoulé revient, non plus en silence, mais en push notification.
Miroir, mon beau miroir…
Autrefois, Narcisse se noyait dans le reflet d’une flaque. Aujourd’hui, il se noie dans ses propres stories. Plus besoin d’eau claire : une caméra frontale, un filtre “peau parfaite”, et hop ! Le moi est servi, prêt à être liké, partagé, retouché… et pourquoi pas sponsorisé.
Dès qu’on ouvre un réseau social, on entre dans une galerie d’exposition : chacun y expose sa version premium de lui-même. Voyages, cafés mousseux, citations inspirantes, bronzages naturels (merci le filtre “Bahamas”)… Tout y est. Mais attention : c’est souvent du surgelé émotionnel présenté comme fait maison.
À l’ère du moi numérique, chacun devient la star de sa propre télé-réalité intérieure. Mais derrière l’image se tapit souvent autre chose : une faille, une quête, un grand vide parfois. Comme dirait Lacan : “le moi est une méconnaissance”, et il aurait sans doute adoré Instagram pour illustrer son propos. Ce phénomène a un nom chic : l’hyper-narcissisme numérique. Attention, ce n’est pas une insulte, c’est un diagnostic culturel. Il ne s’agit pas seulement de s’aimer un peu trop, mais de vivre à travers le regard de l’autre. L’image postée devient une sorte de miroir enchanté : « Dis-moi combien tu m’aimes aujourd’hui. » Or, ce miroir est cruel. Il ne réfléchit pas qui je suis, mais ce que je veux que tu croies que je suis. Plus l’image est brillante, plus elle peut cacher une angoisse profonde : celle de ne pas exister sans l’approbation extérieure. C’est ce que Freud appellerait une belle névrose narcissique… version 5G.
Le faux self : une armure
À ce stade, il est temps d’appeler à la rescousse Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste britannique. Il inventa le concept de « faux self » : une façade, un masque social construit pour plaire, s’adapter, survivre à un environnement exigeant. Il protège le « vrai self », plus fragile, plus authentique. Sur les réseaux, ce faux self s’épanouit à merveille. Il sourit tout le temps, mange sainement, fait du yoga et lit de la philo. Il ne doute jamais. Il est calme, positif, inspirant… et totalement irréel.
Ce faux self est pratique, comme une armure brillante. Mais il finit par étouffer. Plus on alimente cette façade, plus on se coupe de son propre désir. Le moi devient un community manager de lui-même : « Est-ce que je poste ce que je ressens, ou ce qui va faire grimper les vues ?». Le narcissisme d’aujourd’hui n’est pas seulement individuel : il est scénarisé, amplifié, algorithmisé. En somme : on s’influence soi-même, jusqu’à s’oublier complètement.
Le désir de reconnaissance, version numérique
La course aux likes, c’est un peu le nouveau rite d’initiation à l’estime de soi. On ne demande plus “qui suis-je ?” mais “combien de vues j’ai eues ?”. Le désir de reconnaissance, moteur essentiel de la subjectivité humaine, devient une obsession algorithmique.
Mais ce désir, s’il n’est pas symbolisé, s’emballe. Il se transforme en fantasme d’omnipotence. Grâce à mon téléphone, je peux tout montrer, tout dire, tout choisir. Je deviens le maître du récit. Je monte ma vie comme une bande-annonce.
Ce fantasme s’alimente d’une illusion : celle de pouvoir échapper au manque. Un like, c’est un petit pansement narcissique. Cent likes ? Une euphorie. Zéro ? L’effondrement. La scène numérique devient le théâtre d’un cycle émotionnel épuisant : montée – attente – chute – relance. La psychanalyse l’avait pressenti : le sujet moderne est pris dans une économie du regard. Mais aujourd’hui, ce regard est quantifié, noté, visible. Le manque ne se dit plus : il se mesure.
La souffrance derrière le filtre
Derrière les sourires blanchis par FaceApp, il y a parfois une détresse silencieuse. Des adolescents s’effondrent parce que leur post n’a pas marché. Des adultes s’isolent à force de se comparer à des vies fictives. Des visages souriants cachent des insomnies. Bref, tout le monde va bien, et personne ne va bien.
C’est le paradoxe du réseau : plus on se montre, plus on peut se perdre. Plus on cherche la reconnaissance, plus on s’éloigne de son désir propre. Plus on soigne son image, plus on peut se haïr quand elle ne “marche” pas. La logique de l’image crée une sorte de clivage : l’image en ligne monte, mais le sujet, lui, descend. Il y a ceux qui réussissent en ligne (les influenceurs), et ceux qui les regardent, les envient, et se sentent toujours trop peu.
Être soi dans un monde de faux-semblants
Est-ce perdu d’avance ? Pas forcément. Il y a encore de la place pour un usage intelligent, subversif ou poétique des réseaux. Certains y partagent de la poésie, des dessins maladroits, des coups de blues sincères, des confessions décalées. Et ça touche. Parce que c’est vrai. Le problème n’est pas tant l’image que son uniformisation. Il ne s’agit pas de ne pas poster, mais de poster depuis un lieu subjectif, et non depuis un algorithme de désir collectif. Pour cela, on a besoin parfois du silence, du retrait, du temps long. Trois choses que l’univers numérique n’aime pas. Mais dont l’inconscient a besoin.
Car la vitrine du moi numérique déborde : photos brillantes, citations profondes, sourires au garde-à-vous. Mais la boutique intérieure, souvent, sonne creux. Ce vide, c’est celui d’un désir désorienté, d’un sujet en quête de symbolisation, d’un inconscient qui ne sait plus où se loger.
La psychanalyse, elle, n’a pas peur du vide : elle l’écoute. Elle n’a pas peur non plus des images : elle les interroge, les interprète. Dans un monde où il faut crier pour exister, elle invite parfois à se taire, pour mieux se rencontrer.
Alors la prochaine fois que votre selfie ne marche pas, que votre post reste muet, pensez à ceci : peut-être que votre inconscient, lui, vous regarde. Et il attend que vous lui parliez. Sans filtre.

Hamid Cheddadi
Psychologue clinicien et artiste peintre
•Né le 15 juin 1955, il suit un parcours à la croisée de l’art, du soin et de la pensée.
•Formé dans les années 1980 à l’Académie des arts de Poh Chang à Bangkok, il développe une sensibilité picturale influencée par l’Asie et l’expression spontanée.
•Artiste peintre, il explore en parallèle les dimensions corporelles et spirituelles du soin.
•Ostéopathe diplômé à Chiang Mai en 1992,
•Professeur de yoga thérapeutique (healing art), inspiré des traditions japonaises.
•Ex-Enseignant à l’ITM (Information Technology Morocco).
•Titulaire d’un Master en psychologie clinique de l’École Supérieure de Psychologie de Casablanca, en tant que psychologue clinicien.
•Sa pratique thérapeutique se déploie à l’intersection de l’art, de l’inconscient, de la souffrance et de la spiritualité.
•Il vit et travaille à Casablanca, où il continue de peindre, soigner, écrire et transmettre.