Halloween : Les codes de la peur
À la fin des années 1970, l’Amérique sort des désillusions post-Vietnam et du Watergate ; le cinéma de genre cherche de nouvelles figures pour canaliser l’angoisse diffuse du quotidien. C’est dans ce climat qu’Irwin Yablans propose à John Carpenter une idée simple — The Babysitter Murders — que le producteur rebaptise rapidement Halloween en déplaçant l’action la nuit du 31 octobre. Carpenter écrit le scénario avec Debra Hill : elle façonne l’univers des baby-sitters, lui développe le duo Loomis / Michael. Le financement, modeste (environ 300–320 000 $), est assuré par Moustapha Akkad. Le tournage a lieu au printemps 1978, en Californie (South Pasadena et Hollywood). Et voilà que le mythe est né.
Le masque et l’absence d’émotion : l’horreur du vide
Le visage est notre carte d’identité émotionnelle. Il traduit la colère, la peur, la joie, la honte – un micro-théâtre où s’exprime l’humanité. C’est pourquoi le masque de Michael Myers agit comme une déflagration psychique : un visage blanc, figé, sans sourcils ni pupilles, qui abolit toute lecture émotionnelle.
Face à lui, notre cerveau social, programmé pour décoder les intentions d’autrui à travers les expressions faciales, se retrouve brutalement désorienté.
Ce que nous redoutons ici n’est pas le monstre, mais l’absence même d’humain.
Le cerveau face à l’impassible: Quand un visage ne montre aucune émotion, notre cerveau entre en alerte. Des études d’imagerie montrent que l’amygdale, centre de la peur, s’active davantage face à un visage neutre que face à un visage clairement en colère. Pourquoi ? Parce que l’imprévisible est plus menaçant que l’hostile. Un visage figé, sans intention lisible, court-circuite nos circuits de prédiction sociale : on ne sait pas ce qu’il va faire — et c’est précisément cela qui fait peur.
Carpenter filme Michael Myers comme une présence inarrêtable, une entité sans affect, sans voix, sans passé. Le docteur Loomis le décrit comme “le mal pur”. Mais ce “mal” n’est pas démoniaque : il est clinique.
Michael agit sans remords ni excitation apparente, comme si la violence découlait d’un programme défectueux, un cortex émotionnel court-circuité. Dans ce sens, il n’est pas tant un tueur qu’un organisme dépourvu d’empathie, un cerveau désaccordé avec l’humanité.
D’un point de vue psychologique, il incarne ce que le psychiatre Hervey Cleckley appelait la mask of sanity — le masque de la normalité. Une apparence calme, polie, derrière laquelle se cache un vide affectif total. Carpenter pousse l’idée plus loin : ici, le masque n’est plus une dissimulation, il est le visage.
L’humain s’efface pour laisser place à une pure fonction prédatrice, un regard sans sujet.
Et c’est sans doute là que réside le génie du film : Halloween n’invente pas seulement un tueur, il crée une métaphore du néant psychique.
Et si la peur, plus que dans le monstre, se logeait dans notre propre regard ? La caméra de Carpenter va bientôt en faire l’expérience — littéralement.
Le regard de la peur : la caméra comme esprit du mal
Le film s’ouvre sur un plan-séquence ininterrompu de plus de trois minutes, filmé en caméra subjective. Nous voyons à travers les yeux d’un inconnu. La caméra avance lentement dans une maison, observe, respire presque. Elle franchit les seuils, monte l’escalier, s’empare d’un couteau de cuisine, et frappe.
Cette entrée en matière est l’une des plus célèbres du cinéma d’horreur. Elle nous fait pénétrer à l’intérieur même de la conscience du tueur, sans nous donner le recul moral du spectateur. Quand le masque tombe, révélant le visage du petit Michael, six ans, tenant l’arme du crime, le malaise est total : la peur ne vient plus seulement du monstre, mais du fait que nous avons, pendant quelques minutes, vu à travers lui.
Ce dispositif est d’une efficacité redoutable : Carpenter ne montre pas le mal, il le place dans notre regard.
C’est ce que la psychologie cognitive nommerait aujourd’hui l’identification involontaire : quand la perspective visuelle nous oblige à adopter le point de vue d’un acte que nous réprouvons. Le cerveau ne peut pas s’en défendre — il fusionne, le temps d’un instant, avec l’agent de la peur.
Résultat : même quand la caméra revient ensuite à une position “neutre”, ce trouble persiste. On croit voir Michael, mais on sent encore ce qu’il voit. Le film a littéralement contaminé notre perception.
Dans la suite, Carpenter rejoue sans cesse ce piège perceptif.
Une forme humaine entre les arbres, un masque entre deux voilages, ou un simple changement de musique suffisent à réactiver l’angoisse initiale. Tout est calme, mais quelque chose, dans la mémoire du spectateur, reste en alerte.
En cela, Halloween préfigure les découvertes contemporaines en neurosciences de la perception : la peur ne dépend pas seulement de ce que l’on voit, mais de l’état d’attente que le cerveau entretient.
Carpenter n’a pas besoin de montrer la violence : il l’a installée dans notre anticipation. Mais surtout, il a donné naissance à de nouveaux codes de la peur – ces règles invisibles qui deviendront la grammaire du cinéma d’horreur moderne.
Le plan-séquence en caméra subjective, la musique répétitive et minimale, le hors-champ menaçant, la lenteur calculée des mouvements de caméra : autant d’éléments qui, depuis Halloween, constituent une syntaxe universelle de l’effroi.
La caméra, comme un virus optique, a déplacé la peur du tueur vers le spectateur — et ce déplacement est devenu la signature même du genre.
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Le quartier paisible : quand le quotidien devient menaçant
Ce qui fait la puissance d’Halloween, c’est que la peur ne vit pas dans les ténèbres, mais dans la lumière. Carpenter ne filme pas des ruelles humides ni des châteaux gothiques : il choisit les rues d’une banlieue tranquille, alignées, baignées d’une clarté presque publicitaire.
Les arbres d’automne, les enfants déguisés, les maisons aux façades calmes : tout respire la normalité. Et pourtant, quelque chose grince.
Cette banalité devient menaçante à partir du moment où elle entre en collision avec la mémoire sensorielle du spectateur.
Carpenter a programmé notre peur dès les premières minutes du film : le son synthétique et régulier du thème musical agit comme un signal pavlovien de danger. Dès qu’il réapparaît, même sur une image neutre — une simple rue, une balançoire qui bouge —, le cerveau associe la scène à la menace. Le quotidien est contaminé.
Ce procédé, d’une redoutable efficacité, repose sur un principe neuroscientifique simple : la peur est contextuelle.
Une image en soi ne fait pas peur ; c’est le cadre mental que nous lui associons qui la charge d’émotion. Carpenter transforme donc le réel en décor de cauchemar, sans rien changer à son apparence. La peur n’est plus un effet spécial : elle devient un effet d’interprétation.
Les longs plans fixes accentuent cette sensation d’attente. Rien ne bouge, mais tout pourrait basculer. L’œil du spectateur, conditionné à repérer la menace, traque le moindre signe de mouvement : un rideau, une silhouette entre deux troncs, un masque qui pourrait être là, ou pas.
Cette tension diffuse transforme le film en une expérience presque comportementale : le spectateur apprend à avoir peur du familier.
Ainsi se dessine un autre code fondamental de la peur : l’angoisse domestique. Là où le cinéma d’horreur des décennies précédentes situait le danger dans l’exotique ou le monstrueux, Halloween l’installe dans le salon d’à côté.
La maison, symbole de sécurité, devient un piège. Et derrière la clôture blanche du rêve américain, c’est l’inconscient collectif qui frémit : celui d’une société où la violence n’a plus besoin d’un ailleurs pour exister.
Ce glissement du quotidien vers la menace trouve son écho dans la psyché adolescente – âge où l’innocence et la peur se frôlent, et où la mort s’invite pour la première fois dans le champ de l’expérience.
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L’innocence en danger : la psyché adolescente à l’épreuve
Sous ses airs de simple slasher, Halloween met en scène un drame plus profond : celui de l’adolescence face à la mort.
Les victimes de Michael Myers sont jeunes, insouciantes, ancrées dans un âge où la liberté se découvre à travers la transgression. Leur univers, fait de musique, de flirt, d’alcool et d’ironie, s’oppose à la gravité du mal qui rôde — un contraste qui donne au film sa tension morale.
Anatomie d’une peur ritualisée: Le mot slasher vient de l’anglais to slash, « taillader ». Il désigne un sous-genre du cinéma d’horreur apparu à la fin des années 1970, dont Halloween est considéré comme le modèle fondateur. Le principe : un tueur masqué, souvent anonyme, traque un groupe de jeunes dans un lieu clos — maison, camp, lycée, banlieue — jusqu’à la confrontation finale avec une survivante, la final girl.
Le cinéma d’horreur américain des années 70 a souvent été lu comme une métaphore puritaine : les adolescents qui fument, boivent ou ont des relations sexuelles “payent” symboliquement de leur vie ces écarts.
Mais Carpenter ne moralise pas. Il observe plutôt la collision entre l’insouciance et la vulnérabilité. Ses personnages ne sont pas punis : ils sont pris de court par un monde où l’innocence ne protège plus de rien.
Au cœur de cette mécanique, une figure se détache : Laurie Strode, interprétée par une toute jeune Jamie Lee Curtis. Son visage concentré, sa posture hésitante, ses gestes calmes en font une héroïne à contre-courant des clichés du genre.
Elle n’est pas invincible, ni provocante : elle est simplement attentive. Là où ses amies rient et s’amusent, Laurie observe, écoute, pressent. Son intelligence émotionnelle devient sa première arme de survie. C’est elle qui incarne l’un des archétypes les plus durables du cinéma d’horreur : la “final girl” — celle qui, par sa lucidité et sa retenue, survit à la folie ambiante.
Mais chez Carpenter, cette survie a un coût.
Quand Laurie poignarde Michael pour la première fois, elle ne devient pas héroïne : elle devient témoin. Son regard, à la fin du film, n’est pas celui d’une victoire, mais d’un traumatisme. Elle a vu ce que les autres refusaient de voir : le passage brutal de l’enfance à la conscience du mal.
C’est ce basculement que le film orchestre avec une précision clinique : le rire se fige, la musique se distord, la lumière du quotidien se contamine. Et au centre de tout cela, une vérité s’impose : la peur est le prix de la lucidité.
Cette lucidité, Carpenter l’étend à tout le spectre de la société. Car au-delà de la jeunesse menacée, Halloween reflète les angoisses collectives d’une époque où la peur n’est plus un jeu, mais un miroir.
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Halloween, miroir de nos angoisses collectives
À première vue, Halloween raconte l’histoire d’un tueur masqué.
Mais derrière le masque de Michael Myers, c’est toute une société que Carpenter ausculte : une Amérique inquiète, obsédée par la sécurité domestique et le contrôle des apparences.
La fête d’Halloween, censée exorciser la peur par le déguisement, devient ici le théâtre d’un renversement symbolique : la peur n’est plus un jeu d’enfant, elle reprend sa place au réel.
Le croque-mitaine ne sort plus des contes — il sort du pavillon d’en face. Dans les années 1970, les États-Unis sont traversés par un sentiment diffus d’insécurité : crise économique, serial killers médiatisés, fractures sociales. Halloween cristallise ce malaise collectif.
Sous ses allures de fiction d’horreur, le film dit quelque chose d’essentiel : le danger n’est plus un ailleurs, il est dans la maison, dans la famille, dans la psyché.
Le monstre ne vient pas d’un autre monde, il vient du nôtre.
Cette peur intime, Carpenter la filme sans discours ni effets spéciaux : il la laisse s’infiltrer dans la normalité, comme un courant électrique invisible. Sur le plan symbolique, Halloween opère une mutation du mythe.
Le film fonctionne ainsi comme un miroir culturel : il reflète nos zones d’ombre tout en nous offrant un moyen de les apprivoiser. C’est pourquoi Halloween continue de résonner, plus de quarante ans après sa sortie. Parce qu’il ne se contente pas de faire peur : il organise la peur. Il en révèle la mécanique, la transforme en langage, en culture et en code.
Et derrière le masque de Michael Myers, Carpenter a gravé un avertissement toujours actuel :
Ce que nous redoutons le plus n’est pas le monstre dehors — c’est l’inconnu que nous portons en nous.
Références
Asok, A., et al. (2019). The Neurobiology of Fear Generalization. Frontiers in Behavioral Neuroscience.
Bakare, L. (interview de) / Carpenter, J. (2017). John Carpenter: ‘Could I succeed if I started today? No. I’d be rejected’, The Guardian.
Clover, C. J. (1992). Men, Women, and Chain Saws: Gender in the Modern Horror Film. Princeton University Press.
Carroll, N. (1990). The Philosophy of Horror: Or, Paradoxes of the Heart. Routledge.
Dika, V. (1990). Games of Terror: « Halloween, » « Friday the 13th, » and the Films of the Stalker Cycle. Fairleigh Dickinson University Press.
Prince, S. (2004). The Horror Film. Rutgers University Press.

Amine Lahhab
Réalisateur
Master en Réalisation- Ecole Supérieur de l'AudioVisuel (ESAV), Université de Toulouse.
License en Histoire- Université Hassan 2 de Casablanca.
DEUG en Philosophie- Université Hassan 2 de Casablanca.