À la recherche de la conscience : Une bataille sans trêve

La conscience reste l’un des plus grands défis des neurosciences. Chaque jour, nous faisons l’expérience de voir, sentir ou penser, mais expliquer comment un contenu mental devient conscient demeure un mystère. Les neurosciences ont progressé dans la description du cerveau, mais une question essentielle résiste encore : à quel moment et par quel mécanisme une information devient-elle « consciente » ?

Les chercheurs s’accordent à dire que la conscience est produite par l’activité du cerveau, mais ils ne s’entendent pas sur la façon précise dont ce phénomène émerge. Est-ce le résultat d’une diffusion généralisée de l’information à travers de vastes réseaux neuronaux, un peu comme une nouvelle qui circule dans toutes les régions du cerveau pour être partagée par différents systèmes cognitifs ? Ou bien faut-il plutôt la comprendre comme une intégration intime et profonde entre plusieurs sous-systèmes, chacun contribuant à former un tout cohérent et indivisible ?

Au fil des années, une multitude de théories ont tenté de résoudre cette énigme, plus de deux cents selon certains décomptes. Mais deux modèles dominent aujourd’hui le débat. La première, la théorie de l’espace de travail global (Global Neuronal Workspace Theory, GWT), défend l’idée qu’une information devient consciente lorsqu’elle est rendue accessible à un réseau de neurones spécialisé qui agit comme une sorte de « salle de contrôle » cérébrale. La seconde, la théorie de l’information intégrée (Integrated Information Theory, IIT), insiste sur la structure des connexions neuronales : plus les signaux sont intégrés et reliés entre eux, plus l’expérience consciente est riche et intense.

Une expérience inédite : La première confrontation à grande échelle

Depuis des années, la confrontation entre la GWT et l’IIT ressemblait à un match sans fin, chaque camp accumulant ses expériences, mais sans jamais convaincre définitivement l’autre. Pour dépasser cette impasse, les chercheurs ont choisi une approche originale : une collaboration adversariale. Plutôt que de mener chacun leurs propres expériences, les deux camps s’accordent sur un protocole unique, conçu pour être équitable et interprétable par tous. En d’autres termes, les règles du jeu sont posées à l’avance et validées par les deux parties, afin que les résultats puissent être acceptés indépendamment de la théorie que l’on défend.

Ce projet d’envergure a donné naissance à l’étude publiée en 2025 dans Nature par un collectif international regroupant des dizaines de chercheurs de premier plan en neurosciences cognitives. Il s’agit de l’une des plus vastes expériences jamais conduites dans ce domaine. Pas moins de 256 volontaires ont été recrutés pour participer à ce protocole de grande ampleur, conçu pour mettre à l’épreuve, dans des conditions comparables, les prédictions des deux théories rivales.

Les participants ont été soumis à une batterie de stimuli visuels soigneusement élaborés : visages, objets, lettres et faux caractères, chacun décliné sous différentes identités, orientations et durées de présentation (0,5, 1 ou 1,5 seconde). Cette variété permettait de sonder la conscience sous plusieurs angles, depuis la perception de figures familières jusqu’à des formes ambiguës ou difficiles à reconnaître.

Pendant que les volontaires accomplissaient la tâche, leur activité cérébrale était scrutée à l’aide de trois techniques complémentaires. L’IRM fonctionnelle (fMRI) offrait une vision globale des régions activées à travers le cerveau, la magnétoencéphalographie (MEG) permettait de suivre l’activité neuronale avec une grande précision temporelle, et l’électroencéphalographie intracrânienne (iEEG), réalisée chez certains patients épileptiques implantés à des fins médicales, donnait accès à des mesures directes au plus près des neurones. En combinant ces méthodes, les chercheurs pouvaient obtenir une image particulièrement fine et complète des dynamiques cérébrales liées à la conscience.

L’objectif était de confronter, dans un même protocole, les prédictions centrales des deux théories dominantes. Selon la GWT, l’émergence de la conscience devait s’accompagner d’une large diffusion de l’information vers le cortex préfrontal et les régions associées au « broadcasting » global. L’IIT, à l’inverse, prédisait que le cœur du phénomène résiderait dans les régions postérieures du cerveau, où le degré d’intégration entre les signaux sensoriels permettrait de transformer une simple perception en expérience consciente.


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Les résultats de l’expérience n’ont pas couronné de vainqueur. Certaines observations donnent raison à la théorie de l’espace de travail global (GWT), en montrant que lorsque l’information devient consciente, elle est diffusée vers de larges réseaux et accessible à différentes régions du cerveau, notamment frontales. D’autres éléments, en revanche, confortent la théorie de l’information intégrée (IIT), puisqu’on retrouve des traces de l’intégration locale du signal dans des zones postérieures, au cœur du traitement perceptif. Mais l’étude ne s’arrête pas à ce partage des points. Elle révèle surtout que la réalité est plus complexe que les prédictions initiales. Les chercheurs ont constaté que les contenus conscients pouvaient être détectés dans plusieurs régions différentes, notamment le cortex visuel, le cortex ventrotemporal et le cortex frontal inférieur. De plus, la durée de perception d’un stimulus laissait une trace mesurable dans des réponses soutenues de l’occipital et du temporal latéral, ce qui souligne le rôle central des régions postérieures dans la stabilité de l’expérience consciente.

Quand chaque théorie est mise à l’épreuve

Jusqu’à récemment, la plupart des recherches plaçaient le cortex frontal au centre du débat sur la conscience. Ces régions dites « exécutives » étaient considérées comme la clé de l’accès conscient, puisqu’elles coordonnent la prise de décision, la planification et le contrôle cognitif. L’expérience du Cogitate Consortium vient cependant bousculer cette vision en mettant en lumière le rôle majeur des régions postérieures du cerveau. Les données ont montré que l’information sur le contenu conscient était particulièrement visible dans le cortex visuel et le cortex ventrotemporal, c’est-à-dire dans des zones situées à l’arrière du cerveau, traditionnellement associées au traitement perceptif. Ces résultats suggèrent que les régions sensorielles ne sont pas de simples relais passifs, mais qu’elles participent activement au maintien et à la structuration de l’expérience consciente.

Si l’étude confirme certains aspects de la GWT et de l’IIT, elle montre aussi leurs limites. Aucune théorie ne sort indemne de cette confrontation directe avec les données. Pour la théorie de l’information intégrée (IIT), le défi vient de l’absence de certaines signatures attendues. Selon ce modèle, la conscience devrait se manifester par une synchronisation soutenue entre différentes zones du cortex postérieur. Or, les chercheurs n’ont pas retrouvé ces marqueurs de manière claire et systématique. Cela fragilise l’idée que le seul degré d’intégration locale suffise à expliquer le phénomène. La théorie de l’espace de travail global (GWT) est, elle aussi, mise en difficulté. Elle prédisait un phénomène d’« ignition », c’est-à-dire une activation brutale et massive du cortex préfrontal lors de l’apparition ou de la disparition d’un contenu conscient. Or, cette flambée d’activité n’a pas été observée de manière robuste. De plus, le cortex préfrontal ne représentait pas toutes les dimensions de l’expérience consciente, comme le modèle le suggérait. Ces résultats montrent que les deux grandes théories captent chacune une partie de la vérité, mais qu’elles échouent à en rendre compte dans leur globalité.


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L’étude rappelle aussi que la conscience n’est pas localisée dans une seule région du cerveau, ni réductible à une seule logique. Elle apparaîtrait plutôt comme le produit d’un équilibre complexe entre régions frontales et postérieures, entre diffusion globale et intégration locale. Ce constat oblige les chercheurs à dépasser les clivages et à envisager de nouveaux modèles hybrides, capables d’articuler les forces des deux théories.

En ce sens, la bataille n’a rien d’un échec. Elle alimente un champ en pleine effervescence, où chaque round apporte des indices supplémentaires et où les contradictions elles-mêmes deviennent sources de progrès. La conscience demeure insaisissable, mais le débat, loin de s’épuiser, devient chaque fois plus fertile.

Si l’expérience ne tranche pas le duel entre les deux grandes théories de la conscience, elle redessine pourtant les contours mêmes du débat. En définitive, cette étude du Cogitate Consortium ne résout pas le mystère de la conscience, mais elle montre que les modèles existants, aussi instructifs soient-ils, demeurent incomplets et que la réalité dépasse les clivages théoriques. Surtout, elle inaugure un tournant méthodologique : en réunissant des chercheurs longtemps rivaux dans une collaboration adversariale, elle démontre que la confrontation transparente de prédictions opposées peut produire des résultats véritablement robustes. Dans un champ où les interprétations divergent facilement, accepter de tester collectivement ses désaccords vaut parfois davantage qu’espérer la victoire d’un camp. Ce qui se joue ici n’est pas un triomphe conceptuel, mais l’émergence d’une manière plus ouverte et plus exigeante de progresser dans la quête de la conscience.

Référence 

Cogitate Consortium., Ferrante, O., Gorska-Klimowska, U. et al. Adversarial testing of global neuronal workspace and integrated information theories of consciousness. Nature 642, 133–142 (2025).

Sara Lakehayli
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Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap, Faculté de Médecine et de Pharmacie de Casablanca.
Professeur à l'école supérieure de psychologie

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