Pourquoi aimons-nous nous faire peur ?

La peur est une émotion que nous fuyons dans la vie quotidienne mais que nous recherchons volontiers dans nos loisirs. Cinéma d’horreur, maisons hantées, montagnes russes ou escape games : partout, l’être humain se met en scène face à des dangers fictifs. Pourquoi donc éprouvons-nous du plaisir à frissonner ?

Depuis Darwin, qui décrivait l’homme effrayé comme une « statue immobile au souffle suspendu », jusqu’aux neuroscientifiques contemporains, la peur a été analysée comme un mécanisme de survie. Elle déclenche une cascade de réactions — accélération cardiaque, montée d’adrénaline, tension musculaire — pour nous préparer à fuir ou à affronter un danger. Mais ce même mécanisme, une fois encadré dans un contexte sécurisé, peut devenir une source d’euphorie et de satisfaction.

Le paradoxe du frisson

C’est précisément ce qu’a montré la sociologue Margee Kerr de l’Université de Pittsburgh. Elle a mené ses recherches au cœur de ScareHouse, l’une des maisons hantées les plus célèbres et les plus effrayantes des États-Unis. Dans ce décor digne d’un cauchemar, où les visiteurs avancent de pièce en pièce au milieu d’acteurs grimés et de mises en scène terrifiantes, Kerr a observé un phénomène surprenant : à la sortie, les participants se déclaraient moins anxieux, plus détendus et même plus confiants qu’avant leur entrée. L’effroi, loin d’être destructeur, fonctionnait comme une véritable « réinitialisation émotionnelle ». La peur, en contexte contrôlé, devenait un terrain d’entraînement pour la résilience.

Cette hypothèse s’est trouvée renforcée par une autre expérience, menée au Danemark dans une attraction similaire, la Dystopia Haunted House. Ici, les chercheurs ont équipé 110 volontaires de capteurs cardiaques et les ont filmés lors de scènes effrayantes soigneusement orchestrées : un zombie surgissant d’une table, un homme masqué surgissant avec une tronçonneuse, ou encore une horde de morts-vivants bondissant d’un escalier.

Les résultats sont fascinants : le plaisir n’augmente pas proportionnellement à l’intensité de la peur. Il suit une courbe en « U inversé » : trop peu de peur ennuie, trop de peur écrase, mais un niveau intermédiaire, ce « juste milieu », maximise l’expérience de plaisir. Cette loi du « dosage parfait » est visible dans les données physiologiques. Les grandes fluctuations cardiaques correspondaient à la peur, traduisant l’emballement du corps face à la menace. Mais le plaisir, lui, était lié à de petites fluctuations rapides du rythme cardiaque, révélant un état d’excitation maîtrisée. Autrement dit, la peur et le plaisir coexistent parce qu’ils reposent sur des dynamiques physiologiques distinctes mais complémentaires : l’une déclenche l’alarme, l’autre transforme l’alerte en jeu.


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Dans les coulisses de l’effroi

Les expériences menées à Pittsburgh et au Danemark démontrent que la peur, vécue dans un cadre sécurisé, ne nous épuise pas : elle nous transforme. Mais pour comprendre ce paradoxe, il faut se pencher sur ce qui se passe dans notre cerveau et notre corps au moment où nous traversons l’horreur.

Lorsqu’un zombie surgit dans une maison hantée, une alarme interne se déclenche immédiatement. C’est l’amygdale, une petite structure nichée au cœur du cerveau, qui tire la sonnette d’alarme. En une fraction de seconde, elle inonde l’organisme de signaux d’alerte : le cœur s’emballe, la respiration s’accélère, les muscles se tendent. Tout notre corps se prépare soit à fuir, soit à se défendre. Mais dans un décor comme celui de ScareHouse, où le danger est fictif, une autre région prend le relais : le cortex préfrontal. Véritable “chef d’orchestre rationnel”, il analyse la situation et envoie un contre-ordre : “Tu n’es pas réellement en danger.” Ce dialogue entre l’amygdale et le cortex transforme l’effroi en une montée d’adrénaline maîtrisée.

C’est à ce moment que la chimie du cerveau entre en scène. Les endorphines, parfois surnommées la “morphine naturelle”, apaisent la douleur et créent une impression de soulagement. La dopamine, elle, agit comme une récompense interne : elle renforce le sentiment d’avoir accompli quelque chose, d’avoir surmonté l’obstacle, ce qui provoque une vague d’euphorie qui ressemble à celle que ressent un sportif après un effort intense ou un alpiniste au sommet d’une paroi.

Ce basculement a une conséquence inattendue, car il nous ramène pleinement dans le présent. Pendant quelques instants, plus de place pour les soucis du quotidien, les ruminations ou les anticipations anxieuses. Seul compte l’instant où le monstre surgit. Et lorsque la peur retombe, ce “silence intérieur” laisse derrière lui une clarté mentale et une légèreté presque méditative. Beaucoup de participants décrivent même cette sensation comme une “remise à zéro”.

Au-delà de la biologie, cette confrontation avec l’horreur devient une véritable leçon psychologique. En affrontant des situations terrifiantes, les participants découvrent qu’ils sont capables de garder le contrôle. C’est le mécanisme de l’habituation : répéter l’expérience d’une peur dans un contexte sûr rend progressivement cette peur moins envahissante. L’amygdale s’active moins fortement, le cortex préfrontal régule plus efficacement, et peu à peu, on se sent plus confiant face à l’imprévu. Ce n’est plus seulement un divertissement, c’est un entraînement émotionnel, une école de résilience.

Les visiteurs eux-mêmes décrivent souvent leur expérience comme un “jeu”. Comme l’enfant qui éclate de rire quand un parent le poursuit en faisant semblant d’être un monstre, l’adulte trouve dans l’horreur une manière ludique d’apprivoiser ses émotions. Cette dimension ludique rejoint la catharsis des Anciens. Pour Aristote, la tragédie grecque permettait aux spectateurs de libérer leurs émotions en assistant à des scènes terribles. Aujourd’hui, nos films d’horreur et maisons hantées jouent le même rôle : nous purger de nos peurs en les affrontant symboliquement.


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Les neurosciences contemporaines ajoutent une autre clé de lecture : le cerveau est un organe prédictif. Sa mission est d’anticiper ce qui va arriver pour éviter les surprises. Mais il aime aussi être surpris… dans une juste mesure. Une petite ombre qui surgit, un bruit inattendu, voilà des écarts qui excitent le cerveau sans le plonger dans le chaos. Si tout est prévisible, on s’ennuie ; si tout est imprévisible, on panique. Mais dans ce juste milieu naît le frisson optimal, cette combinaison de peur et de plaisir qui nous fascine tant.

En définitive, se confronter volontairement à l’effroi n’est pas une fuite hors du réel, mais une manière de mieux s’y préparer. C’est transformer une émotion universelle et archaïque en un outil d’adaptation. C’est aussi une célébration paradoxale de notre humanité, capable de convertir la peur en jeu, l’angoisse en apprentissage et le frisson en force.

Réferénces

Andersen, M. M., Schjoedt, U., Price, H., Rosas, F. E., Scrivner, C., & Clasen, M. (2020). Playing with fear: A field study in recreational horror. Psychological Science, 31(12), 1497–1510.

Kerr M et al. (2019). Voluntary arousing negative experiences (VANE): Why we like to be scared. Emotion ;19(4):682-698.

Margee Kerr. (2015). Scream : Chilling adventures in the science of fear. PublicAffairs

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