Identité sous influence : Le soi social à l’ère numérique
L’adolescence et le jeune âge adulte, s’étendant généralement de 12 à 25 ans, sont des périodes de transition et de structuration identitaire par excellence. Elles sont marquées par l’autonomisation progressive de la famille d’origine, l’exploration de nouvelles appartenances sociales, la formation de la personnalité et l’élaboration d’une place singulière au sein de la société. Aujourd’hui, cette phase cruciale du développement est intrinsèquement liée à l’environnement numérique. Les réseaux sociaux ne sont plus de simples outils de communication ; ils sont devenus de véritables espaces sociaux hybrides, où se nouent des relations, se diffusent des normes culturelles et se façonnent les identités individuelles et collectives. Loin d’être de simples dispositifs techniques neutres, ces plateformes sont des artefacts sociotechniques complexes qui influencent profondément la manière dont les jeunes construisent, présentent et perçoivent leur propre image. Cet article se propose d’analyser ce phénomène sous un prisme sociologique, en explorant comment les structures sociales, les normes émergentes et les interactions en ligne redéfinissent les processus identitaires, en s’appuyant sur des concepts clés de la sociologie contemporaine.
Une socialisation numérique de l’identité
La sociologie définit la socialisation comme le processus continu et dynamique par lequel l’individu apprend et intériorise les normes, les valeurs, les codes de conduite, les rôles sociaux et les modèles de comportement de sa société. Ce processus lui permet non seulement de construire son identité personnelle, mais aussi d’intégrer le corps social et d’y fonctionner de manière appropriée. Traditionnellement, la famille et l’école sont considérées comme les principales instances de socialisation primaire et secondaire. À l’ère numérique, les réseaux sociaux ont émergé comme de puissantes instances de socialisation secondaire, et pour les « digital natives » (c’est-à-dire les générations nées avec le numérique), ils peuvent même revêtir des aspects de socialisation primaire tant leur influence est précoce et pervasive [A].
Premièrement, ces plateformes introduisent de nouvelles normes de présentation de soi et de gestion de l’identité. Le sociologue Erving Goffman, dans son œuvre pionnière La Présentation de soi dans la vie quotidienne (1959), décrivait déjà les stratégies complexes par lesquelles les individus mettent en scène leur identité et gèrent les impressions qu’ils donnent aux autres dans leurs interactions quotidiennes. Il parlait de « façade personnelle » et de « régions » (face et coulisses). Sur les réseaux sociaux, cette gestion de l’impression devient exponentielle, constamment sollicitée et médiatisée. Les profils des utilisateurs sont de véritables « façades numériques » élaborées, où chaque élément – de la photo de profil aux légendes, en passant par les stories et les centres d’intérêt affichés – est minutieusement sélectionné, édité, voire filtré pour créer une image cohérente et désirable. L’utilisation d’applications de retouche photo, de filtres d’embellissement ou de logiciels de montage vidéo n’est plus l’apanage des professionnels, mais une pratique courante chez les jeunes. Cette pratique de « l’auto-présentation idéale » conduit à une normalisation de l’idéalisation, où l’authenticité brute est souvent sacrifiée au profit d’une version plus simpliste, plus apte à générer de l’approbation sociale.
Deuxièmement, les réseaux sociaux redéfinissent les groupes de référence et les dynamiques de conformité sociale. Les adolescents et jeunes adultes sont constamment immergés dans des « communautés » virtuelles qui transcendent les frontières géographiques et les cercles sociaux traditionnels. Qu’il s’agisse de cercles d’amis virtuels, de façades dédiées à des célébrités ou des influenceurs, de niches thématiques (fitness, mode, gaming) ou de groupes d’activistes, l’appartenance à ces collectifs implique l’adhésion à des codes spécifiques, des langages partagés, des styles vestimentaires ou des postures idéologiques. La pression à la conformité, déjà intrinsèquement forte à l’adolescence (où le besoin d’appartenance au groupe est primordial), est considérablement amplifiée par la visibilité constante des comportements des pairs et des figures d’influence. Les « tendances » (challenges viraux, mèmes, modes vestimentaires) se propagent à une vitesse fulgurante, créant des injonctions implicites à l’adoption pour éviter l’exclusion sociale, perçue comme une menace majeure pour l’identité en construction. Le sentiment d’être « déconnecté » ou « has-been » peut générer une anxiété significative, poussant à une adaptation rapide aux normes changeantes du groupe virtuel.
Quand le Soi devient une marchandise
Le concept de performance identitaire est central en sociologie pour comprendre les interactions en ligne. Sur les réseaux sociaux, l’individu n’est plus seulement spectateur passif de l’information, mais il devient un acteur et un producteur de son propre récit personnel. Cette performance est d’autant plus intense qu’elle est soumise à une économie de l’attention, un système où la valeur du soi et de ses contenus est mesurée par son pouvoir d’attraction, de captation de l’attention et d’engagement de l’audience. Les « likes », les commentaires, les partages et le nombre d’abonnés deviennent les monnaies de cette économie, signalant la « popularité » ou la « réussite » du soi en ligne.
Cette dynamique crée une forme de marchandisation du soi, où l’individu est incité à « vendre » sa personnalité, ses expériences, ses opinions, son apparence ou ses compétences pour accumuler du « capital social » numérique. Ce capital, bien que virtuel, peut se traduire par des opportunités réelles (collaborations, offres d’emploi, invitations). Les influenceurs, qu’ils soient micro, macro ou célébrités, incarnent l’apogée de cette logique : leur succès et leur subsistance reposent entièrement sur leur capacité à monétiser leur image, leur mode de vie et leur capacité à mobiliser une communauté. Cependant, cette pression constante à la performance a des conséquences sociales et psychologiques importantes. Elle peut conduire à une instrumentalisation des relations sociales, où l’amitié, les interactions ou même les expériences personnelles sont perçues comme des moyens d’améliorer son image publique ou sa visibilité. De plus, elle génère une anxiété de performance chronique, où chaque publication, chaque interaction, est une évaluation potentielle de son identité et de sa valeur sociale. Le « drama » ou la « polémique » en ligne, bien que souvent négatifs, peuvent paradoxalement être recherchés car ils génèrent de l’attention et de l’engagement.
Les déviances de certains influenceurs, comme l’utilisation non déclarée de produits dopants (trembolone, clenbutérol, testostérone) ou le recours à la chirurgie esthétique sans justification médicale avérée, sont des manifestations extrêmes et particulièrement inquiétantes de cette marchandisation du corps et de l’identité. D’un point de vue sociologique, ces pratiques ne sont pas simplement des actes individuels isolés ; elles sont des produits sociaux qui révèlent et renforcent les pressions et les idéaux véhiculés par les réseaux sociaux et la culture de l’hyper-esthétisation. Elles participent à la construction d’un corps social normatif et artificiel, où la transformation corporelle (parfois radicale et dangereuse) devient un moyen légitime d’atteindre un statut social, une reconnaissance, et une « perfection » inaccessible par des voies naturelles. La banalisation de ces pratiques, par la dissimulation délibérée des coûts réels et des risques sanitaires (effets secondaires graves des produits dopants sur la santé cardiovasculaire, hépatique, hormonale et mentale ; dangers et complications des chirurgies non nécessaires), est une forme de violence symbolique. Elle impose des normes esthétiques irréalistes et potentiellement destructrices, créant une pression immense sur les jeunes, en particulier les plus influençables et vulnérables, qui peuvent alors se sentir inadéquats et chercher à reproduire ces modèles.
Inégalités sociales et fractures numériques dans la construction de l’image de Soi
Bien que les réseaux sociaux soient souvent présentés comme des espaces démocratiques et égalitaires où chacun peut s’exprimer et « devenir quelqu’un », la sociologie nous invite à nuancer cette vision. En réalité, ils reproduisent et amplifient parfois les inégalités sociales existantes, créant de nouvelles formes de stratifications. L’accès aux ressources numériques (connexion internet stable et rapide, appareils électroniques performants et à jour), la maîtrise des codes de communication en ligne (littératie numérique avancée, capacité à utiliser des logiciels de retouche, compréhension des algorithmes), et le capital culturel (connaissance des normes esthétiques dominantes, des tendances virales, des références culturelles « in ») sont des facteurs déterminants dans la capacité des jeunes à construire et à maintenir une image de soi valorisante et à capitaliser sur elle.
Les jeunes issus de milieux socio-économiquement défavorisés peuvent se trouver significativement désavantagés dans cette course à la « parfaite image ». Ils peuvent manquer des ressources financières pour acquérir les équipements nécessaires ou pour adopter les dernières tendances vestimentaires et esthétiques. Ils peuvent également avoir des difficultés à maîtriser les outils techniques complexes de retouche ou de montage, ou être moins à l’aise avec les codes d’expression dominants qui favorisent un certain type de performance. Cela entraîne une fracture numérique non seulement en termes d’accès, mais aussi en termes d’usages, de compétences et de bénéfices. Cette inégalité dans la capacité à se présenter avantageusement en ligne peut renforcer les sentiments d’exclusion, d’infériorité et de frustration, exacerbant ainsi les inégalités sociales dans le monde réel.
De plus, les réseaux sociaux, par leurs algorithmes de filtre et de recommandation, peuvent enfermer les individus dans des « bulles de filtre » et des « chambres d’écho ». Ces mécanismes, conçus pour personnaliser l’expérience utilisateur et maximiser l’engagement, tendent à ne présenter aux utilisateurs que des contenus et des opinions qui confirment leurs croyances et préférences existantes. Pour la construction de l’image de soi, cela signifie que les jeunes sont souvent confrontés à une vision très homogène et stéréotypée de la « réussite », de la « beauté » ou du « bonheur », renforçant les préjugés et limitant l’exploration de la diversité identitaire. Si un jeune suit principalement des influenceurs prônant des standards de beauté extrêmes, son algorithme lui présentera davantage de contenus similaires, renforçant une vision étroite et potentiellement toxique de l’image de soi. Cela peut également exacerber les stéréotypes de genre, de race, de classe ou de corps, en limitant l’exposition à des modèles alternatifs et inclusifs.
Vers une citoyenneté numérique éclairée et critique
La construction de l’image de soi à l’ère des réseaux sociaux est un phénomène sociologique complexe, où l’individu est pris entre les injonctions paradoxales de l’idéalisation, la pression incessante à la performance et la reproduction, voire l’amplification, des inégalités sociales. Les réseaux sociaux, en tant que miroirs sociaux amplifiés et régulés par des logiques de plateforme, façonnent non seulement les identités individuelles mais aussi les normes collectives de ce que signifie être « visible », « réussi », « désirable » ou « authentique » dans le monde contemporain.
Pour faire face à ces défis et favoriser une construction saine de l’image de soi, une approche sociologique appelle à l’établissement et au renforcement d’une citoyenneté numérique éclairée et critique. Cela implique plusieurs axes d’action interdépendants :
- L’éducation à l’esprit critique et à la littératie numérique avancée, ainsi que la valorisation de l’authenticité et de la diversité des identités et des corps : Il est crucial de promouvoir des modèles de rôle variés, qui célèbrent les identités plurielles, les corps non normatifs et les parcours de vie authentiques. Cela passe par des campagnes de sensibilisation, le soutien à des créateurs de contenu éthiques et la déconstruction active des normes de beauté et de succès irréalistes imposées par l’industrie de l’influence.
- La régulation et la responsabilisation éthique des plateformes numériques : Les entreprises technologiques doivent être incitées, voire contraintes par des régulations, à modérer plus efficacement les contenus dangereux (désinformation sur la santé, promotion de substances illégales), à promouvoir des pratiques éthiques en matière de publicité (transparence sur les partenariats rémunérés) et à concevoir des algorithmes qui favorisent le bien-être des utilisateurs plutôt que l’addiction ou la comparaison toxique. La question de la « responsabilité sociale des plateformes » est centrale.
- Le renforcement du capital social « hors ligne » et des interactions réelles : Encourager les interactions sociales directes, les engagements communautaires (sportifs, associatifs, culturels) et les activités physiques dans le monde réel. Ces expériences offrent des sources d’estime de soi plus ancrées, diversifiées et authentiques, qui ne dépendent pas de la validation numérique. Elles permettent aux jeunes de développer des compétences relationnelles essentielles et de construire des identités plus résilientes.
En somme, comprendre la construction de l’image de soi dans ce nouvel écosystème numérique nécessite une analyse sociologique fine des dynamiques de pouvoir, des normes sociales émergentes et des inégalités persistantes. C’est en éclairant ces mécanismes que nous pourrons aider les adolescents et jeunes adultes à naviguer sainement dans le monde digital et à construire une identité solide, équilibrée et épanouissante, loin des mirages et des injonctions du virtuel.
Références
Berger, P. L., & Luckmann, T. (1966). The Social Construction of Reality: A Treatise in the Sociology of Knowledge. Doubleday.
Bourdieu, P. (1979). La Distinction: Critique sociale du jugement. Les Éditions de Minuit.
boyd, d. m. (2014). It’s Complicated: The Social Lives of Networked Teens. Yale University Press.
DiMaggio, P., Hargittai, E., Celeste, R., & Shafer, S. (2004). Digital Inequality: From Unequal Access to Differentiated Use. Social Inequality, 30, 355-400.
Goffman, E. (1959). The Presentation of Self in Everyday Life. Doubleday Anchor. (Traduction française: La Présentation de soi. Les Éditions de Minuit, 1973).
Pariser, E. (2011). The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You. Penguin Press.
Turkle, S. (2011). Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other. Basic Books.

Saad Chraibi
Psychomotricien
• Diplômé de l’Université Mohammed VI à Casablanca, exerçant en libéral dans son propre cabinet à Casablanca (Maroc).
• Adopte une approche globale et intégrative, prenant en compte les dimensions corporelle, psychique, émotionnelle et relationnelle de la personne.
• Ancien étudiant en médecine (4 années), disposant d’une solide formation biomédicale et d’une rigueur clinique intégrée à sa pratique psychomotrice.
• Expérience professionnelle diversifiée : structures associatives, exercice libéral, travail interdisciplinaire avec orthophonistes, psychologues, neuropsychologues.
• Spécialisé dans l’adaptation des prises en charge à des profils variés, avec une forte orientation vers le travail en réseau.
• Investi dans des projets thérapeutiques personnalisés, fondés sur des évaluations précises et respectueux du rythme, de l’histoire et du potentiel de chaque patient, quel que soit son âge.