La stratégie : Anticiper pour apaiser et vaincre.
Il y a des mots qui traversent les siècles, changent de camp, de costume, de langage, mais gardent intacte leur puissance d’action. Le mot stratégie en fait partie. Né sur les terrains rocailleux des champs de bataille, il était d’abord l’apanage du stratège, ce général grec qui dirigeait les troupes autant par la pensée que par l’exemple. Penser, c’était prévoir. Et prévoir, c’était vaincre sans se battre.
Aibsi, un cheval de bois posé devant les portes de Troie. Une nuit silencieuse, puis la chute d’une cité. Non par la force, mais par l’intelligence. Par la ruse. Par la prévision. Cette histoire n’est pas qu’un récit mythologique. Elle est une matrice. Une manière de penser l’avenir et l’action. Elle est stratégie. Cette dernière est aujourd’hui un savoir-faire qui s’est détourné de la guerre sans jamais l’oublier. Elle a investi les conseils d’administration, les discours politiques, les campagnes de communication, les compétitions sportives et même les relations personnelles. Elle s’insinue partout où il faut choisir un but, anticiper un mouvement adverse ou allié, et organiser ses ressources pour obtenir un avantage. En somme, penser stratégiquement, c’est déjà agir.
Mais d’où vient ce besoin de stratégie ? Et comment cette notion a-t-elle quitté l’armure du général pour habiller le costume du PDG ou le profil LinkedIn du consultant ?
La stratégie : Une longue histoire de métamorphoses
À l’origine, stratégie signifie « l’art de conduire une armée ». strategos, chez les Grecs. Mais le général n’était pas seulement un homme de guerre. Il était un orateur, un penseur, un homme d’organisation. Il devait connaître les forces en présence, mais aussi le terrain, le temps, les alliances. Il devait être prévoyant. le philosophe chinois Sun Tzu écrit : « Le suprême art de la guerre est de soumettre l’ennemi sans combattre. » Tout est là : le calcul, la ruse, la patience, et l’intelligence de la situation. La stratégie antique n’est pas seulement une affaire de force, mais d’observation du terrain, de lecture du temps, et d’art du silence. Chez Xénophon ou Thucydide, la stratégie n’est jamais brute. Elle est toujours calcul. Elle implique la mètis, cette forme d’intelligence fluide, rusée, adaptative. Celle d’Ulysse, plus que celle d’Achille. Être stratège, c’est voir ce que les autres ne voient pas encore. C’est élaborer un coup d’avance. Une projection mentale dans l’incertain.
Puis, la stratégie se codifie. Devenue science militaire, elle s’organise. Avec Jomini, avec Clausewitz, elle devient planification, hiérarchie, discipline. Elle se distingue de la tactique : penser à long terme, plutôt qu’agir à court terme. Mais surtout, elle devient modèle. Modèle d’action. Modèle d’organisation. Modèle de rationalisation de l’incertitude.
La stratégie ou le besoin de sens face à l’inconnu
Pourquoi stratégiser ? Pour gagner ? Peut-être. Mais surtout pour ne pas être perdu. Pour ne pas subir. L’humain anticipe parce qu’il a peur. Parce qu’il sent que l’avenir est ouvert, donc dangereux. La stratégie est alors un outil psychique. Elle transforme l’inconnu en territoire balisé. Elle rassure.
C’est ce que dévoile, de façon implicite, la théorie de Clausewitz. Pour lui, la guerre est un brouillard. Un chaos. Mais elle peut être canalisée. Par des doctrines. Par des plans. La stratégie agit comme un filtre. Elle permet de supporter le chaos.
C’est aussi ce que révèlent les sciences cognitives. Bandura parle de self-efficacy : le sentiment de contrôle favorise l’action. La stratégie, même imparfaite, donne l’impression qu’on agit. Elle calme l’anxiété.
Stratégiser, c’est donc déjà agir sur soi. C’est créer une médiation symbolique entre le présent flou et un futur imaginé. Ainsi, le plan stratégique investit les mots, les chiffres, et en fait des projections à fonction rassurante. Il devient un ancrage de sens.
Il est vrai que la peur, ou plus largement, l’angoisse face à l’inconnu, joue un rôle dans cette anticipation. Toutefois, limiter cette motivation à la peur est une simplification qui risque de masquer la richesse des raisons qui poussent l’humain à anticiper. La curiosité intellectuelle, le désir de maîtriser son environnement, l’ambition personnelle ou collective, ainsi que la créativité sont autant de moteurs puissants. Ces facteurs contribuent à la construction de stratégies non seulement défensives, mais aussi offensives, innovantes, voire visionnaires.
Le manager, nouveau stratège
Au XXe siècle, la stratégie migre. Elle quitte les champs de bataille. Elle entre dans l’entreprise.
Dès les années 1960, Igor Ansoff propose une méthode : analyser, planifier, déployer. Puis Michael Porter formalise la stratégie compétitive : se positionner, différencier, dominer par les coûts ou l’innovation.
L’entreprise devient un champ de forces. Elle observe ses concurrents, cartographie ses opportunités, scénarise ses actions. Le plan stratégique agit comme un talisman collectif. Il rassure les dirigeants, mobilise les équipes. Il est un discours. Une fiction organisatrice.
Et cela fonctionne. Car l’humain a besoin de ce type de récits. Ils jouent le rôle d’objets transitionnels, selon le psychanalyste Donald Winnicott. Des objets mi-réels, mi-symboliques, qui aident à franchir un cap, à intégrer l’incertain. Le plan quinquennal, la feuille de route, la roadmap agile : tous remplissent ce rôle.
Anticiper, modéliser, domestiquer l’autre
Avec la stratégie, une obsession se révèle : prédire l’autre. L’adversaire, le client, le partenaire. On ne se contente plus d’agir. On pense la réaction adverse, son contre-coup, sa lecture de notre propre mouvement. La stratégie devient jeu à somme nulle.
C’est la théorie des jeux, avec Von Neumann. Chaque acteur calcule, anticipe, simule. La stratégie devient une superstructure cognitive. Elle mène à l’élaboration de scénarios, à la détection de signaux faibles. Le stratège est un devin moderne. Mais cette hyper-vigilance a un prix. Elle accroît la charge cognitive. Elle peut conduire à la paralysie. À l’épuisement. Heureusement, la psychologie cognitive nous offre des clés. Savoir identifier les biais (d’ancrage, de confirmation, d’excès de confiance) permet de stratégiser mieux. Stratégiser lucidement. Avec recul.
L’attention comme nouveau territoire de conquête
Aujourd’hui, les champs de bataille sont invisibles. Ils sont digitaux. Ce sont nos fils d’actualité, nos clics, nos pauses. Les stratèges contemporains sont des analystes de données. Des algorithmes. Ils traquent notre attention. La découpent. L’orientent.
On ne vend plus seulement un produit. On conçoit un parcours. Une expérience. Une immersion. La stratégie devient design de comportement. Elle s’appuie sur les neurosciences, sur la psychologie de l’attention, sur les techniques de persuasion.
Ce que jadis on appelait ruse ou tactique, on le nomme aujourd’hui UX strategy, growth hacking, persuasive design. On crée des routines, des boucles de gratification, des ancrages cognitifs.
Et toujours, l’objectif reste le même : rendre prévisible l’imprévisible.
La stratégie.. l’art de faire croire
Ce que le fétiche est au sacralisé, la stratégie l’est au rationnel. Une construction. Un habillage. Un objet réel investi d’un pouvoir imaginaire. Elle permet d’agir. De ne pas sombrer. De supporter le temps. Car stratégiser, c’est d’abord cela : donner forme à l’avenir pour supporter le présent.
Et peut-être, comme l’affirmait Henry Mintzberg, la stratégie n’est, au fond, qu’un « modèle dans un flux de décisions » : un cadre qui sauve. Qui structure. Qui rassure.
Ce n’est pas un hasard si les grandes civilisations ont toutes produit des stratèges. Car toute communauté, pour survivre, doit croire qu’elle peut orienter le cours du temps.
Alors oui, la stratégie est une science. Mais c’est aussi une croyance. Une foi dans le possible. Une mise en forme de nos doutes.
Et cela suffit peut-être à justifier sa puissance symbolique.
Références
Albert Bandura (1977). « Self-Efficacy: Toward a Unifying Theory of Behavioral Change », Psychological Review, 84(2), 191–215.
Antoine-Henri Jomini (1838). Précis de l’art de la guerre. Duncker & Humblot.
Carl von Clausewitz (1832). De la guerre. Payot (éd. 1952).
Donald W. Winnicott (1971). Playing and Reality. Tavistock Publications.
Igor Ansoff (1965). Corporate Strategy. McGraw-Hill.
John von Neumann & Oskar Morgenstern (1944). Theory of Games and Economic Behavior. Princeton University Press.
Michael E. Porter (1980). Competitive Strategy: Techniques for Analyzing Industries and Competitors. Free Press.
Mintzberg, H. [1994]. The Rise and Fall of Strategic Planning, p. 23).
Sun Tzu (2007 [VIIe s. av. J.-C.]). L’Art de la guerre. Flammarion.
Thucydide (1985 [Ve s. av. J.-C.]). Histoire de la guerre du Péloponnèse. GF Flammarion.
Xénophon (1914 [Ve s. av. J.-C.]). Constitution des Lacédémoniens. Les Belles Lettres.

Ahmed El Bounjaimi
Concepteur-rédacteur
Master en communication des organisations, université Hassan II.
Licence en philosophie de communication et champs publics, université Hassan II.