Schizophrénie : un modèle intégré qui change la donne

La schizophrénie est souvent décrite comme le « trouble des délires et des hallucinations ». Pourtant, elle ne se limite pas à ces manifestations spectaculaires. Elle entraîne aussi des difficultés cognitives persistantes, une perte de motivation et un isolement progressif. Touchant environ une personne sur cent, elle constitue une cause majeure de handicap dans le monde. Depuis les années 1950, les traitements reposent essentiellement sur un principe : bloquer l’action de la dopamine dans le cerveau. Ces médicaments, appelés antipsychotiques, réduisent les symptômes psychotiques chez une majorité de patients, mais ils laissent persister de nombreux problèmes et restent inefficaces pour près d’un tiers d’entre eux.

Ce constat remet en question l’explication traditionnelle de la schizophrénie. Peut-on vraiment réduire ce trouble complexe à un simple excès de dopamine ? Une vaste revue scientifique publiée en 2024 dans Nature Reviews Neurology apporte un éclairage nouveau. En croisant des centaines de recherches et les données issues de l’imagerie cérébrale, de la spectroscopie et de la génétique, les chercheurs montrent que le tableau est bien plus vaste. La schizophrénie apparaît comme le résultat d’un déséquilibre chimique global, où trois messagers clés du cerveau – la dopamine, le glutamate et le GABA – interagissent et se dérèglent.

Trois messagers cérébraux en désaccord

Pendant longtemps, la dopamine a occupé tout l’espace dans la recherche sur la schizophrénie. On savait qu’elle était produite en excès dans certaines zones du cerveau, notamment le striatum, une région qui joue un rôle dans la motivation et le traitement des récompenses. L’étude confirme cette observation : la capacité du striatum à produire et libérer de la dopamine est plus élevée chez les personnes atteintes de schizophrénie, et cette anomalie est corrélée à la sévérité des hallucinations et des délires.

Mais les chercheurs montrent aussi que ce n’est qu’une partie de l’histoire. Dans le cortex frontal, zone impliquée dans la prise de décision et la mémoire de travail, c’est l’inverse : la dopamine est produite en quantité insuffisante. Cette asymétrie explique pourquoi les patients peuvent présenter à la fois des symptômes psychotiques liés à un excès de signal et des déficits cognitifs liés à un manque de régulation.

Le glutamate, principal neurotransmetteur excitateur, suit une logique similaire. Trop bas dans le cortex frontal, il est au contraire élevé dans les noyaux gris centraux et le thalamus, perturbant la communication entre régions cérébrales. Quant au GABA, messager inhibiteur chargé de calmer l’activité neuronale, il apparaît globalement diminué dans plusieurs zones du cerveau, réduisant la capacité du système nerveux à maintenir un équilibre entre excitation et inhibition.

Pris ensemble, ces constats dressent le tableau d’un système chimique désaccordé. Trop de dopamine et de glutamate dans certaines zones, pas assez dans d’autres, et un déficit de GABA pour réguler l’ensemble. La schizophrénie apparaît ainsi comme une question d’équilibre rompu, plus que d’excès isolé.


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Quand les circuits s’emballent

Cette vision chimique s’accompagne d’une réflexion sur les circuits cérébraux, car les chercheurs proposent un modèle intégré qui met en évidence les boucles reliant le cortex frontal, le thalamus et le striatum. Lorsque le glutamate et le GABA fonctionnent mal dans le cortex, les interneurones inhibiteurs n’assurent plus leur rôle de régulation, ce qui entraîne une activité excessive des projections vers les régions profondes du cerveau. Cette hyperactivité alimente ensuite la surproduction de dopamine dans le striatum, contribuant directement à l’apparition des symptômes psychotiques.

Ce mécanisme, observé grâce aux techniques d’imagerie et confirmé par des expériences animales, permet de comprendre pourquoi les symptômes psychotiques apparaissent. Le cerveau attribue une importance excessive à des signaux anodins, créant des associations erronées et des interprétations délirantes. Dans le même temps, le cortex frontal, affaibli par un déficit de neurotransmetteurs, peine à contrôler ces distorsions, ce qui contribue aux troubles cognitifs et à la perte de motivation.

Ce modèle est également soutenu par la génétique. Plus de deux cents variations génétiques associées à la schizophrénie concernent des gènes liés au glutamate, au GABA et à la plasticité synaptique. Ces données suggèrent que la vulnérabilité est inscrite dès le développement cérébral. À l’adolescence et au début de l’âge adulte, période où le cerveau subit un « élagage » naturel de ses synapses pour renforcer ses réseaux, un processus altéré pourrait favoriser la perte d’équilibre entre excitation et inhibition.

Des pistes thérapeutiques au-delà des antipsychotiques

Si l’hyperdopaminergie explique en partie l’efficacité des traitements actuels, l’étude souligne qu’il est nécessaire d’agir aussi sur les autres déséquilibres. Plusieurs approches innovantes sont en cours. Les agonistes des récepteurs TAAR1, par exemple, pourraient réguler l’activité dopaminergique tout en stimulant le glutamate. Les agonistes muscariniques, qui influencent indirectement la dopamine, offrent également des perspectives prometteuses.

Pour les symptômes cognitifs et négatifs, les chercheurs explorent des stratégies visant à renforcer l’activité des récepteurs NMDA du glutamate ou à stimuler les interneurones GABAergiques. Certaines molécules cherchent à augmenter la disponibilité de co-agonistes nécessaires au bon fonctionnement du glutamate, tandis que d’autres ciblent des canaux ioniques spécifiques aux neurones inhibiteurs.

En parallèle, les thérapies non médicamenteuses attirent de plus en plus l’attention. La stimulation magnétique transcrânienne et la stimulation électrique à courant direct, déjà utilisées pour traiter certaines formes de dépression, offrent la possibilité d’intervenir de façon ciblée sur l’activité du cortex. Ces techniques ouvrent une voie complémentaire aux approches pharmacologiques, en agissant directement sur les réseaux neuronaux plutôt que par la seule modulation chimique. Elles pourraient, à terme, s’intégrer dans des protocoles combinés qui associent médicaments, stimulation cérébrale et accompagnement psychologique, afin d’améliorer la qualité de vie des patients.


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L’avenir de la recherche semble aussi se dessiner vers une médecine plus individualisée. Plutôt que d’appliquer un traitement standard à tous, les chercheurs envisagent de distinguer plusieurs profils de schizophrénie, selon les déséquilibres neurochimiques dominants. Une telle stratification permettrait non seulement d’affiner le choix thérapeutique, mais aussi d’intervenir plus tôt dans l’évolution de la maladie, avant que les circuits cérébraux ne soient durablement altérés. Cette approche personnalisée, qui combine innovations technologiques et compréhension fine du fonctionnement du cerveau, incarne sans doute la prochaine étape d’un long combat : transformer la prise en charge de la schizophrénie pour la rendre plus efficace, plus adaptée et, surtout, plus humaine.

Référence

Howes, O. D., Bukala, B. R., & Beck, K. (2024). Schizophrenia: from neurochemistry to circuits, symptoms and treatments. Nature Reviews Neurology, 20(1), 22–35.

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