L’enfance et la construction psychique : Entre empreintes affectives et architectures neuronales

Comment nos premières expériences affectives et sensorielles façonnent-elles non seulement notre cerveau, mais aussi le tissu profond de notre subjectivité, jusqu’à déterminer notre capacité à ressentir, penser et créer ?

Le berceau du lien : Des regards qui façonnent le moi

L’enfance constitue le socle fondamental sur lequel se construit notre psychisme. Dans ces premières années, l’enfant apprend à sentir, à penser et à s’attacher, forgeant les fondations de son moi. Longtemps, psychanalyse et neurosciences ont évolué séparément, l’une parlant de pulsions et de symboles, l’autre de neurones et de circuits. Aujourd’hui, leurs regards convergent autour d’une question centrale : comment l’enfant devient-il sujet de son existence ?

Avant même de parler, l’enfant vit dans un monde d’émotions et de sensations. Donald Winnicott a montré combien une mère «  suffisamment bonne  », ni parfaite ni absente, fonde le sentiment de continuité d’existence. Les neurosciences affectives confirment cette intuition , les échanges précoces synchronisent les rythmes biologiques et émotionnels entre parents et enfants. Les neurones miroirs permettent à l’enfant de reconnaître ses propres états internes dans ceux de l’autre.

On peut imaginer ces interactions comme de petites vagues sur l’eau,  chaque sourire, chaque frémissement de l’adulte laisse une trace dans le psychisme de l’enfant. Ainsi, lorsqu’un bébé pleure et reçoit un câlin, son rythme cardiaque se régule et son anxiété diminue. Ces gestes simples deviennent les premiers circuits de régulation émotionnelle de son cerveau et le socle invisible de sa sécurité affective. Comme un jeune arbre qui plie mais ne rompt pas sous le vent, l’enfant se construit dans la résonance avec l’autre, forgeant sa première stabilité intérieure.

Imaginez un nourrisson qui s’agite face à un bruit soudain dans la maison. Si la mère ou le père interviennent  avec un sourire, des paroles douces et un contact physique rassurant, l’enfant apprend non seulement que le monde extérieur peut être source de surprise, mais qu’il existe des réponses capables de transformer la peur en sécurité. Cette co-régulation parents-enfant met en place les premières architectures neuronales de l’autorégulation émotionnelle.

Le corps senti et le « Moi-peau »

Anzieu a conceptualisé le Moi-peau,  une enveloppe psychique construite à partir des expériences sensorielles et affectives. La recherche en neurosciences montre que la perception des signaux corporels  battements du cœur, respiration, tensions musculaires  fonde la perception de soi. L’attachement sécurisé ne consiste pas seulement en un confort affectif, il structure réellement les circuits neuronaux et forge la capacité à réguler ses émotions et à se sentir vivant dans ses interactions.

Pour rendre cette idée plus tangible, on peut imaginer le Moi-peau comme un cocon de soie, protecteur mais perméable à la lumière et à la chaleur des expériences affectives. Chaque éclaboussure d’eau, chaque rire partagé lors du bain ou de la lecture d’un livre devient une fibre de ce cocon, tissant une enveloppe capable de soutenir l’enfant dans ses émotions futures. On pourrait comparer cela à la couture invisible qui relie les pièces d’un vêtement , invisible mais essentielle à sa solidité.

En effet, un enfant qui reçoit un câlin  après une chute apprend que la douleur est temporaire et que le monde extérieur peut être apaisé par la présence attentive de l’autre. Ces interactions, répétées au fil des jours et des mois, sculptent non seulement le psychisme, mais aussi les circuits cérébraux impliqués dans l’attention, la mémoire émotionnelle et l’empathie.


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Mémoire implicite et traces de l’inconscient

Freud parlait déjà de mémoire «  inconsciente  », où s’inscrivent les expériences précoces, même si elles ne peuvent être rappelées consciemment. Aujourd’hui, la neuroscience identifie ces traces dans la mémoire implicite, stockée dans l’amygdale, l’hippocampe et le cortex préfrontal. Les expériences vécues, bonnes ou traumatiques, s’impriment dans le cerveau et influencent nos comportements futurs, parfois à notre insu.

Ainsi, un enfant qui a été rassuré face à un chien bruyant développera plus tard une réponse émotionnelle plus souple face aux animaux, même s’il ne se souvient pas consciemment de ces interactions. Ces expériences sont comme des gravures invisibles dans le psychisme, orientant silencieusement nos réactions et nos choix. On pourrait comparer ces traces à un fil d’Ariane,  elles relient les expériences passées au présent, même quand nous n’en avons plus conscience.

L’expérience implicite de sécurité peut se traduire, à l’âge adulte, par une capacité à prendre des risques calculés, à explorer l’inconnu ou à nouer des relations confiantes. À l’inverse, des expériences répétées d’angoisse ou de négligence peuvent générer des circuits de vigilance excessive, illustrant à quel point la mémoire implicite est une fondation invisible mais durable de la personnalité.

Quand l’enfance forge le génie : Histoires de créativité et de résilience

Plusieurs figures intellectuelles ou créatives montrent comment l’enfant façonne le psychisme et la créativité :

  • Albert Einstein : issu d’une famille intellectuellement stimulante mais modeste, il montra dès l’enfance une curiosité insatiable et une capacité à résoudre des problèmes abstraits. L’exposition précoce à la science et à la réflexion autonome a façonné sa pensée originale et sa créativité scientifique. Einstein lui-même racontait qu’il passait des heures à imaginer des expériences dans sa chambre, anticipant les phénomènes physiques comme un laboratoire miniature de sa propre pensée.
  • Virginia Woolf : marquée par la mort de sa mère et un environnement familial instable, elle développe une sensibilité extrême et un monde intérieur riche, traduits dans ses écrits introspectifs et son exploration de la conscience. Les traumatismes précoces semblent avoir structuré sa capacité à analyser les émotions et à les transcrire en art littéraire, transformant la fragilité initiale en force créative.
  • Mozart : son père, compositeur et professeur, imposait une discipline rigoureuse mais stimulante. L’exposition précoce aux stimulations musicales et intellectuelles a permis à Mozart de développer une maîtrise technique et une créativité prodigieuse. Chaque leçon, chaque répétition était un acte d’intégration neuronale : apprentissage moteur, auditif et émotionnel, tissé dans un canevas psychique dense et flexible.

Ces exemples montrent que l’enfance, en combinant contraintes, stimulations et expériences affectives, forge les trajectoires intellectuelles et émotionnelles futures. On pourrait dire que chaque expérience vécue par un enfant est une note dans une partition qui compose sa vie intérieure et sa créativité future.


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La fonction contenante : Transformer l’émotion en pensée

Bion a introduit la fonction alpha, la capacité de transformer les émotions brutes en éléments pensables. La neuroscience confirme que verbaliser et symboliser les émotions modifie l’activité de l’amygdale et calme le système limbique, permettant à l’enfant de devenir acteur de son expérience intérieure. La parole ne se limite pas à la communication, elle est un instrument de régulation affective, un lien entre le psychique et le neuronal.

Quand un parent explique à un enfant pourquoi il peut avoir peur d’un orage, il ne se contente pas de rassurer, il aide l’enfant à organiser cette peur, à la comprendre et à l’intégrer. L’émotion brute devient pensée. On pourrait comparer ce processus à la cartographie d’une rivière, ce qui était un torrent impétueux devient un flot ordonné, canalisé et nourrissant la réflexion plutôt que submergeant le psychisme.

Le jeu : laboratoire de la subjectivité

Pour Winnicott, le jeu est un espace transitionnel où l’enfant expérimente la différence entre monde interne et externe. Les neurosciences montrent que le jeu stimule le cortex préfrontal, favorise la flexibilité cognitive et la régulation émotionnelle.

Lorsqu’un enfant invente des histoires avec des poupées, des figurines ou des cubes, il manipule des rôles, crée des règles et explore des conflits imaginaires. C’est un laboratoire intérieur, où l’on teste la coopération, l’autorité, la créativité et l’expression de soi. Chaque partie de «  faire semblant  » est un entraînement subtil à la vie réelle : jouer au médecin, à la magicienne ou au capitaine de navire est un apprentissage de la gestion des émotions, de la résolution de problèmes et de la projection dans le futur.

Le jeu symbolique prépare à gérer l’absence, la perte et le temps, contribuant à la construction d’une subjectivité autonome. Il agit comme une répétition générale où l’enfant explore, expérimente et s’entraîne à devenir lui-même, capable d’affronter le réel avec créativité et résilience.


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Plasticité cérébrale et traces de l’amour

L’environnement émotionnel laisse des traces durables dans le cerveau. Les enfants bénéficiant d’un climat sécurisant développent un cortex préfrontal plus dense et des connexions renforcées entre zones de régulation émotionnelle. À l’inverse, la négligence ou le stress chronique peut altérer l’hippocampe et la régulation de la peur.

L’amour, la tendresse et la parole adressée ne sont donc pas que symboliques,  elles façonnent littéralement la structure cérébrale et les capacités affectives de l’enfant. Chanter, raconter une histoire ou jouer ensemble le soir n’est pas un simple rituel,  c’est un acte de construction durable. On pourrait comparer cela à la plantation d’un arbre,  chaque geste attentif nourrit la racine psychique, qui portera ses fruits dans les années à venir.

L’enfant intérieur à l’âge adulte

Chaque adulte porte en lui les traces vivantes de son enfance. La psychothérapie, en particulier psychanalytique, permet de revisiter ces empreintes, de les symboliser et de les intégrer. Le transfert, phénomène central en psychanalyse, peut être compris comme une répétition neuro-affective des expériences passées, offrant la possibilité de reconfigurer les circuits émotionnels anciens.

Revisiter l’enfance permet de dialoguer avec ces traces invisibles pour les transformer en force de résilience, en créativité et en capacité relationnelle. C’est un peu comme réorganiser l’atelier où l’on a appris à peindre,  certaines couleurs étaient mélangées, certaines techniques maladroites, mais en réapprenant à manier le pinceau, on devient capable de créer des œuvres harmonieuses.

Héritages invisibles : l’enfance qui façonne nos esprits

L’enfance constitue le socle de notre psychisme, mêlant expériences affectives et architectures cérébrales. Elle façonne nos choix, nos relations et notre façon d’être au monde. En croisant psychanalyse, neurosciences et exemples concrets d’auteurs et créateurs, on comprend que l’éducation affective, la parole et le jeu ne sont pas des luxes,  ce sont des fondations essentielles pour le développement humain.

L’enfance forge des racines invisibles, mais c’est nous, adultes, qui décidons jusqu’où elles nous élèveront.

Références:

Anzieu, D. (1989). Le Moi-peau. Dunod.

Bion, W. R. (1962). Learning from experience. Heinemann.

Chan, S. Y., Ngoh, Z. M., Ong, Z. Y., et al. (2024). The influence of early-life adversity on the coupling of structural and functional brain connectivity across childhood. Nature Mental Health, 2, 52–62.

Fonagy, P., Gergely, G., Jurist, E., & Target, M. (2002). Affect regulation, mentalization, and the development of the self. Other Press.

Izaki, A., Verbeke, W. J. M. I., Vrticka, P., et al. (2024). A narrative on the neurobiological roots of attachment-system functioning. Nature Communications Psychology, 2(1), 96.

Malave, L., van Dijk, M. T., & Anacker, C. (2022). Early life adversity shapes neural circuit function during sensitive postnatal developmental periods. Translational Psychiatry, 12(1), 306.

Solms, M., & Turnbull, O. (2002). The brain and the inner world: An introduction to the neuroscience of subjective experience. Other Press.

Winnicott, D. W. (1965). The maturational processes and the facilitating environment. International Universities Press.

Flora Toumi
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Psychanalyste, chercheuse Brain Institute Paris et docteure en philosophie

Flora Toumi est docteure en philosophie, neuropsychanalyste et sexologue clinicienne, spécialisée dans la résilience et le syndrome de stress post-traumatique (SSPT / PTSD). Elle accompagne aussi bien des civils que des militaires des forces spéciales françaises et des légionnaires, à travers une approche intégrative alliant hypnose ericksonienne, EMDR et psychanalyse.
Chercheuse au Brain Institute de Paris, elle échange régulièrement avec le neuropsychiatre Boris Cyrulnik sur les processus de reconstruction psychique.
Flora Toumi a également conçu une méthode innovante de prévention du SSPT/PTSD et fondé le premier annuaire des psychanalystes de France. Son travail relie science, humanité et philosophie dans une quête d’unité entre le corps, l’âme et la pensée.

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