Le corps en dépendance : De l’enfermement à la libération
L’addiction est souvent décrite comme une perte de contrôle, un glissement où l’individu se voit progressivement dépossédé de sa volonté. Pourtant, ce processus s’inscrit d’abord dans le corps. Bien avant que les mots ne nomment la dépendance, bien avant que la conscience ne saisisse l’ampleur du trouble, le corps réagit, se modifie, se crispe, se dérègle. Il devient un chroniqueur silencieux des excès, des manques et des tensions intérieures.
Les premiers signaux sont parfois imperceptibles: légère tremblote au réveil, agitation diffuse, respiration courte et haute, sommeil désorganisé. Avec le temps, ces manifestations deviennent plus évidentes: tremblements marqués, gestes désorganisés, tensions musculaires persistantes, impulsivité corporelle difficile à contenir. Le corps parle à travers secousses, raideurs, gestes brusques, insomnies, accélérations cardiaques. Parfois, il crie lorsque l’esprit ne parvient plus à poser des mots. La souffrance devient alors autant somatique que psychique, inscrite dans la posture, le tonus et l’être-en-mouvement.
C’est dans cet espace où le corps exprime ce que l’esprit retient que la psychomotricité intervient. Le psychomotricien observe les variations du tonus quand le patient parle, l’instabilité posturale lorsqu’il évoque l’envie, le regard qui se fige lorsqu’il tente de se contrôler. L’addiction, phénomène global, mobilise corps, cerveau, émotions, relations et circuits neuronaux.
La rupture psychocorporelle : quand le corps devient difficile à habiter
En psychomotricité, l’addiction est le signe d’une rupture profonde entre le corps et l’esprit, comme si les deux ne parlaient plus le même langage. Là où l’esprit cherche à calmer une tension, le corps se crispe; là où le corps réclame du repos, l’esprit s’agite. Cette dissonance finit par envahir tout le fonctionnement psychocorporel et révèle un déficit d’autorégulation.
Le sujet peine à moduler son tonus, à reconnaître ses limites, à habiter ses sensations. Le corps devient tantôt refuge, tantôt fardeau, rarement allié. La clinique psychomotrice observe alors hypertonie, hypotonie, impulsivité motrice, gestes brusques, agitation, tremblements, maladresses, instabilité fine, respiration fragmentée, axe corporel flou, appuis mal ressentis et rythme veille-sommeil désorganisé. Autant de signes d’un système tonico-émotionnel fragilisé et d’une perception corporelle brouillée.
Dans ce contexte, le psychomotricien n’est pas seulement un technicien du mouvement, mais un médiateur du lien corporel. Il décèle dans ces manifestations les fragments d’un récit que le corps exprime à sa manière et identifie les points où la régulation est rompue.
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Réapprendre à habiter son corps : sentir, structurer, réorganiser
L’intervention psychomotrice vise à restaurer ce lien rompu. La modulation du tonus, la respiration, la relaxation profonde et le travail de régulation interne permettent d’apaiser le système nerveux. La reconstruction du schéma corporel et de l’image du corps aide le patient à retrouver ses limites, son axe, ses appuis.
Les médiations sensorielles – proprioceptives, vestibulaires, tactiles – proposent des expériences riches et contenantes, qui renforcent l’enveloppe corporelle et clarifient la perception de soi. L’ancrage postural et le travail de motricité globale stabilisent la présence, atténuent l’impulsivité et redonnent au geste un cadre cohérent. Les médiations créatives, comme la danse, le dessin ou le théâtre corporel, réintroduisent du sens et du symbolique dans le mouvement, permettant une expression gestuelle plus intégrée.
Dans cet espace, la psychomotricité dépasse la simple thérapie du mouvement. Elle devient un lieu de réconciliation où la conscience du corps ouvre la voie à une conscience de soi renouvelée. Le patient réapprend à ressentir des plaisirs naturels, à retrouver des sensations d’apaisement et de satisfaction sans recours à la substance.
Retisser la boucle intention-action-perception : quand le corps redevient un allié
En travaillant sur les médiations corporelles, la psychomotricité restaure la boucle qui relie intention, action et perception. Elle renforce le contrôle inhibiteur, stabilise la présence à soi et soutient la capacité à décider. Le corps redevient un espace d’action conscient, un lieu de plaisir authentique, non dicté par la compulsion. Le patient réactive des circuits sensorimoteurs sains et retrouve un plaisir durable, non toxique.
Ces médiations ouvrent un accès à la souffrance émotionnelle par un autre canal que la parole. Le mouvement, la posture, la respiration, le tonus permettent une exploration plus sûre des émotions longtemps tues ou dissociées. Le corps devient un vecteur de compréhension et de transformation psychique, permettant d’apaiser l’agitation interne et de restaurer un équilibre émotionnel que les mots seuls ne peuvent atteindre.
Par la respiration consciente, la modulation du tonus, les ancrages corporels et les stimulations sensorielles, la psychomotricité agit directement sur les systèmes neurobiologiques affectés. Le système nerveux retrouve un rythme plus régulier, l’activation sympathique diminue, la détente musculaire s’installe, la sécurité interne se reconstruit. Le cerveau réoriente alors ses circuits vers des comportements adaptatifs et moins dépendants. Là où l’addiction avait inscrit la répétition compulsive, la psychomotricité inscrit de nouvelles expériences structurantes.
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La psychomotricité au cœur de la prise en charge : retisser les liens de l’existence
L’addiction est une maladie du lien: lien à soi, au corps, aux autres, au plaisir et à la douleur. Le sujet dépendant se retrouve souvent déconnecté de ses sensations, isolé émotionnellement et coupé de son corps. La psychomotricité offre un espace unique pour reconstruire ces liens essentiels. Le mouvement, la perception corporelle et la respiration deviennent des médiateurs puissants du changement.
Cette approche s’inscrit dans une perspective pluridisciplinaire et intégrative, soutenue par les connaissances issues de la neurologie, de la psychiatrie, de la psychologie et de la neurobiologie. Elle traduit ces données en expériences corporelles concrètes: régulation tonique, ancrage, coordination, rythme interne. Elle relie savoir scientifique et vécu corporel, réflexion et mouvement, corps et esprit.
Sortir de l’addiction ne se résume pas à interrompre une consommation; il s’agit de réhabiter son corps, de retrouver un rythme naturel, d’écouter ses sensations, de réinventer sa présence dans le monde. La psychomotricité restaure une cohérence intérieure, un équilibre corps-esprit, un plaisir durable et une liberté d’action retrouvée. Dans un parcours de soin en addictologie, elle constitue un maillon essentiel, capable de transformer l’expérience de dépendance en opportunité de reconstruction et de réappropriation de soi.

Saad Chraibi
Psychomotricien
• Diplômé de l’Université Mohammed VI à Casablanca, exerçant en libéral dans son propre cabinet à Casablanca (Maroc).
• Adopte une approche globale et intégrative, prenant en compte les dimensions corporelle, psychique, émotionnelle et relationnelle de la personne.
• Ancien étudiant en médecine (4 années), disposant d’une solide formation biomédicale et d’une rigueur clinique intégrée à sa pratique psychomotrice.
• Expérience professionnelle diversifiée : structures associatives, exercice libéral, travail interdisciplinaire avec orthophonistes, psychologues, neuropsychologues.
• Spécialisé dans l’adaptation des prises en charge à des profils variés, avec une forte orientation vers le travail en réseau.
• Investi dans des projets thérapeutiques personnalisés, fondés sur des évaluations précises et respectueux du rythme, de l’histoire et du potentiel de chaque patient, quel que soit son âge.