La mémoire éternelle : Quand l’amour défie l’oubli

Il est des films qui dépassent leur sujet pour devenir des miroirs de notre humanité. La mémoire éternelle (La memoria infinita), de la réalisatrice chilienne Maite Alberdi, appartient à cette catégorie rare. Présenté en 2023 au Festival de Sundance, le documentaire a immédiatement marqué les esprits et remporté le Grand Prix du Jury dans la catégorie World Cinema Documentary. Cette distinction n’était qu’un début. Le film a ensuite décroché le Goya du meilleur film ibéro-américain, ainsi que le prix Forqué de la meilleure œuvre latino-américaine, et s’est vu nommé aux Oscars 2024 dans la catégorie Meilleur documentaire. Au Chili, il a connu un succès populaire sans précédent : avec plus de 80 000 spectateurs en quelques semaines, il est devenu le documentaire le plus vu de l’histoire du pays.

Ces reconnaissances internationales témoignent d’une évidence : l’histoire intime qu’il raconte dépasse les frontières culturelles et linguistiques. Car si la maladie d’Alzheimer est au cœur du récit, ce que l’on retient surtout, c’est un témoignage universel sur la mémoire, l’identité et l’amour.

Augusto Góngora, un gardien de la mémoire collective

Pour comprendre la force du documentaire, il faut d’abord connaître son protagoniste. Augusto Góngora n’est pas seulement un homme atteint d’Alzheimer : il est une figure publique majeure au Chili. Journaliste de renom, il a joué un rôle essentiel dans la lutte contre la dictature de Pinochet en documentant les violations des droits humains et en conservant les archives de cette période sombre. Pendant des années, il a travaillé à transmettre la mémoire collective d’un pays meurtri, convaincu que l’oubli était le premier ennemi de la démocratie.

C’est ce même homme, ce défenseur infatigable de la mémoire nationale, que la maladie frappe de plein fouet. En l’atteignant, Alzheimer provoque une ironie tragique : celui qui avait tant œuvré pour préserver les souvenirs du Chili se retrouve à lutter pour préserver les siens.

Paulina Urrutia, la mémoire vivante de l’autre

À ses côtés se trouve Paulina Urrutia, actrice, militante et ancienne ministre de la culture. Mais dans le film, c’est avant tout son rôle de compagne qui se révèle. Elle devient son pilier, sa voix, sa mémoire de substitution. Sa présence est constante, attentive, souvent tendre mais parfois aussi marquée par la fatigue et la tristesse.

Paulina incarne ce que vivent tant d’aidants à travers le monde : maintenir un lien quand les repères vacillent, protéger la dignité de l’autre tout en affrontant sa propre vulnérabilité. À travers elle, La mémoire éternelle ne montre pas seulement la maladie, mais la force d’un amour qui résiste à l’effacement progressif.

Mémoire et identité : qui sommes-nous quand les souvenirs disparaissent ?

Le premier grand thème du documentaire est celui de l’identité personnelle. On voit Augusto se répéter son propre nom, comme un rituel pour ne pas disparaître. « Je suis Augusto Góngora » : cette phrase est bien plus qu’une affirmation, c’est une lutte. La mémoire façonne ce que nous croyons être, et lorsque les souvenirs s’effritent, c’est tout le sentiment de soi qui vacille.

Le film pose ainsi une question fondamentale : qu’est-ce qui reste de nous quand notre mémoire nous échappe ? Est-ce le regard des autres, la trace laissée dans l’histoire, ou bien ces gestes simples qui persistent malgré la maladie ?

Mémoire individuelle et mémoire collective

Le deuxième axe fort est le parallèle entre la mémoire personnelle et la mémoire collective. Augusto n’est pas un malade anonyme. Il est celui qui, par son métier, avait rappelé à tout un pays l’importance de ne pas oublier ses blessures. Dans La mémoire éternelle, la perte progressive de sa mémoire prend une résonance symbolique, elle renvoie à la tentation de l’oubli collectif, toujours présente dans les sociétés marquées par la dictature et la violence.

Ainsi, la question dépasse le cas individuel. Si un pays cesse de se souvenir, n’est-ce pas comme si son identité s’effaçait, à l’image d’un individu atteint d’Alzheimer ?

L’amour comme rempart

Face à la maladie, le documentaire montre que l’amour reste un refuge. Paulina ne se contente pas de soigner, elle rit avec lui, elle danse, elle raconte des histoires pour rappeler le passé, elle trouve mille manières de maintenir la complicité. Même lorsque la mémoire chancelle, les gestes de tendresse demeurent, comme une mémoire corporelle plus résistante que les souvenirs narratifs.

Le film invite à réfléchir : jusqu’où l’amour peut-il contenir l’oubli ? Il ne guérit pas la maladie, mais il lui oppose une dignité, une chaleur, une persistance.

Un autre aspect marquant du documentaire est la résilience. Paulina et Augusto inventent de nouvelles manières d’être ensemble. Le langage n’est plus toujours fiable, mais les sourires, les regards, les gestes comblent les vides. Le couple transforme la fragilité en occasion de redéfinir le lien.

Cela illustre une réflexion plus large : peut-on encore “être avec l’autre” quand les mots disparaissent ? Le film répond que oui, tant que subsiste l’envie de partager quelque chose, même minime.

Le temps, entre perte et continuité

Dans La Mémoire éternelle, le temps occupe une place centrale, à la fois implacable et porteur d’une certaine douceur. D’un côté, il agit comme une force destructrice : les jours s’écoulent et, avec eux, les repères d’Augusto s’effacent. Les moments de lucidité se raréfient, les gestes deviennent hésitants, les visages se brouillent. Le temps semble alors être un ennemi, celui qui érode inexorablement la mémoire et emporte une part de soi. Mais d’un autre côté, le film rappelle que le temps peut aussi être un gardien. Les archives, les photos, les vidéos anciennes offrent une continuité, un pont entre ce qui a été et ce qui demeure encore accessible. Ainsi, le temps ne se réduit pas à la perte, il devient aussi une mémoire seconde, un espace où survivent les traces. Cette tension entre effacement et persistance donne au documentaire toute sa profondeur humaine et universelle.

Maite Alberdi, une cinéaste de l’intime

Née en 1983 à Santiago du Chili, Maite Alberdi est aujourd’hui l’une des figures majeures du documentaire latino-américain. Formée en esthétique, communication et réalisation audiovisuelle, elle a choisi très tôt de consacrer son cinéma à des portraits de vie, souvent modestes en apparence, mais toujours universels. Sa marque de fabrique : observer les gestes ordinaires, capter la vérité des relations humaines, et montrer la profondeur de l’intime sans jamais tomber dans l’artifice. En 2011, avec The Lifeguard, puis en 2014 avec Tea Time, elle s’est fait remarquer pour sa capacité à donner une force narrative et émotionnelle à des scènes du quotidien. En 2020, son film El Agente Topo (The Mole Agent), portrait tendre d’un vieil homme infiltré dans une maison de retraite, l’a propulsée à la reconnaissance internationale avec une nomination aux Oscars.

Quand elle décide de tourner La Mémoire éternelle, Alberdi ne veut pas d’abord filmer une maladie. Ce qui la touche profondément, c’est l’amour entre Augusto et Paulina, une relation qu’elle décrit comme « un refuge face à l’effacement ». Elle explique que le cœur de son cinéma n’est pas de montrer la perte, mais de mettre en lumière « ce qui reste, ce qui survit dans le corps et dans les gestes, même quand les souvenirs s’effacent ».

Dans ses interviews, Alberdi insiste : la mémoire n’est pas seulement cérébrale. Certaines expériences — l’attachement, la douleur, la tendresse — demeurent ancrées dans la personne malgré l’oubli. Elle voulait filmer cela, cette dimension de la mémoire qui résiste.

La pandémie a renforcé ce parti pris. Ne pouvant être toujours présente, elle a confié la caméra à Paulina, qui a filmé des instants d’une grande intimité : les soins du quotidien, les routines partagées, les moments de fatigue et de complicité. Ces images, sans artifice, donnent au film sa sincérité et son intensité émotionnelle.

Un film sur ce qui reste

La mémoire éternelle n’est pas seulement un film sur Alzheimer. C’est un film sur l’amour, la mémoire et ce qui fait notre humanité. Il nous confronte à des questions essentielles : que reste-t-il de nous lorsque nos souvenirs disparaissent ? Peut-être ce que les autres gardent de nous. Peut-être ces gestes de tendresse qui traversent l’oubli.

Au-delà du destin d’Augusto et Paulina, c’est notre propre rapport au temps et à la mémoire qui est interrogé. Ce documentaire nous rappelle que la mémoire n’est pas qu’un stock de souvenirs : elle est un lien vivant, fragile, qui nous relie aux autres et nous permet d’exister.

Bande d’annonce : La mémoire éternelle

The eternal memory Trailer

Amine Lahhab
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Réalisateur
Master en Réalisation- Ecole Supérieur de l'AudioVisuel (ESAV), Université de Toulouse.
License en Histoire- Université Hassan 2 de Casablanca.
DEUG en Philosophie- Université Hassan 2 de Casablanca.

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