De la posture au selfie : Ce que les réseaux font au schéma corporel

Jamais le corps n’a été aussi exposé, scruté, comparé et performé qu’à l’ère des réseaux sociaux. En quelques années, ces plateformes numériques ont modifié en profondeur notre rapport au visible, à l’apparence, à la représentation de soi. Mais derrière les filtres, les poses chorégraphiées, les « stories » soigneusement construites et les clichés Instagramés se joue quelque chose de plus profond : une transformation radicale de l’image du corps et de l’image de soi, deux concepts fondamentaux dans le champ de la psychomotricité.

Le corps n’est pas seulement un objet visible : il est vécu, senti, habité. Il est le support de l’identité, le socle de l’affirmation de soi, le médiateur de la relation à l’autre. Or, dans la culture numérique, ce corps tend à se réduire à une image extériorisée, façonnée par les attentes sociales et le regard d’autrui, parfois au détriment du ressenti corporel propre.

À travers cet article, nous proposons d’analyser comment les réseaux sociaux viennentperturber, ou parfois renforcer, la construction psychomotrice de l’image de soi. Nous mobiliserons les concepts-clés de la psychomotricité (image du corps, schéma corporel, estime de soi corporelle, corporalité, sensorimotricité, régulation tonico-émotionnelle), en les articulant à des exemples concrets issus de la clinique et des observations sociales contemporaines.

Image du corps et image de soi ; une construction progressive, incarnée

En psychomotricité, l’image du corps est considérée comme une représentation mentale et affective du corps propre. Elle intègre des éléments perceptifs, moteurs, émotionnels, sociaux et symboliques. Elle se distingue du schéma corporel, qui relève de la sensation, de la proprioception et de l’intégration posturale.

L’image de soi, quant à elle, est plus large : elle englobe l’image du corps, mais aussi la perception de ses compétences, de sa valeur, de sa personnalité. Elle est fondamentalement corporelle, dans la mesure où le sujet construit d’abord sa pensée de soi par le vécu sensoriel et moteur.

Prenons l’exemple d’un adolescent, suivi en psychomotricité pour phobie scolaire, qui exprime ne pas se sentir “à sa place dans son corps”. Il s’habille de façon ample, évite les miroirs, refuse toute activité motrice collective. Pourtant, sur ses réseaux sociaux, il affiche des photos retouchées de lui-même, où il paraît sûr de lui, stylisé, presque irréel. Ce décalage illustre une dissociation croissante entre le corps vécu (souvent douloureux ou insécure) et le corps représenté (soumis à une norme sociale et esthétique).

Les réseaux sociaux : Un miroir déformant pour l’image du corps 

Sur TikTok, Instagram ou Snapchat, le corps est omniprésent mais rarement authentique. Il est exposé, filtré, stylisé, performé. Cette surexposition modifie profondément les repères corporels, notamment chez les adolescents en phase de consolidation identitaire.

La dissociation entre corps vécu et corps montré 

En psychomotricité, nous travaillons avec des enfants ou adolescents qui, de plus en plus, vivent une distorsion entre ce qu’ils ressentent corporellement et ce qu’ils montrent aumonde numérique. Cette distorsion peut générer des troubles de l’image corporelle (honte du corps réel, obsession du défaut), une désafférentation sensorielle (perte de contact avec le vécu proprioceptif, kinesthésique, tactile), et une insécurité tonico-émotionnelle (difficulté à se contenir, à réguler les tensions internes). C’est le cas d’une jeune fille de 14 ans, qui présente un comportement d’évitement corporel en séance : refus de se déchausser, de danser, de faire du yoga. Pourtant, elle publie quotidiennement des vidéos de danse sur TikTok. Son comportement en ligne lui permet de se sentir « maîtresse de l’image » grâce au contrôle offert par l’enregistrement et le montage, tandis que, dans la réalité, elle éprouve un sentiment d’envahissement corporel, lié à une hyper-exposition sensorielle et affective.

La standardisation des corps et la perte de singularité sensorielle 

Les filtres esthétiques, les poses stéréotypées, les mouvements chorégraphiés et les « body trends » imposent des modèles de corporalité uniformisés. En psychomotricité, cela se traduit par un appauvrissement du vécu sensori-moteur : le corps devient un objet esthétique à modeler plutôt qu’un espace à habiter. Cette standardisation s’accompagne d’une perte de la créativité motrice, au profit de la reproduction de gestes codifiés.

Corps en souffrance, image de soi blessée ; manifestations cliniques en psychomotricité 

Les manifestations cliniques de cette tension entre corps réel et corps social sont nombreuses en psychomotricité. Elles touchent aussi bien la sphère tonico-émotionnelle que la motricité globale ou fine, la symbolisation et la capacité relationnelle. Beaucoup de jeunes très actifs sur les réseaux sociaux présentent une difficulté marquée à réguler leurs tensions internes : hypersensibilité, crispations musculaires, troubles du sommeil, agitation ou inhibition. Par exemple, un garçon de 12 ans, très investi sur YouTube, présente un tonus hypertonique, une crispation constante des mâchoires, une posture en retrait, mais une agitation intense dès qu’il est stimulé. Son corps est surchargé émotionnellement, sans qu’il dispose des outils nécessaires pour symboliser ou contenir ce qui le traverse. D’autres adolescents, quant à eux, refusent tout engagement corporel réel (danse, sport, toucher, jeu de rôle) tout en investissant pleinement leur avatar numérique. En séance, cela se manifeste par une inhibition corporelle, un manque de coordination, voire une dissociation entre mouvement et intention. À cela s’ajoute une survalorisation de l’apparence, qui conduit parfois à un morcellement de l’image corporelle : un visage à montrer, un ventre à cacher, une silhouette à corriger. Ce vécu fragmenté altère le sentiment d’unité du Moi corporel, pourtant fondamental dans la construction de l’identité.

Restaurer une image de soi incarnée

Face à ces enjeux, la psychomotricité a un rôle central à jouer. Elle offre un espace de reconnexion au corps vécu, fondé sur la lenteur, la bienveillance et l’exploration sensorielle. Le travail autour du tonus et de la détente, notamment à travers la relaxation psychomotrice, permet à l’enfant ou à l’adolescent de retrouver le contact avec son ressenti corporel interne, d’apaiser les tensions liées à l’image sociale, et d’installer un sentiment de sécurité corporelle. La mobilisation du corps dans des activités non compétitives comme le jeu, la danse libre, le modelage, le mime ou les parcours sensoriels, réhabilite le plaisir du mouvement et restaure une relation non jugeante au corps. Ce travail s’accompagne d’un processus de symbolisation du vécu corporel : à travers le dessin du corps, le jeu de rôle ou les contes corporels, le sujet apprend à nommer, représenter et intégrer ce qu’il ressent physiquement. Enfin, un accompagnement des familles et des éducateurs s’avère souvent indispensable, sous forme d’un travail psycho-éducatif sur les usages numériques, la distinction entre image et identité, entre corps affiché et corps senti, afin de restaurer un regard plus bienveillant et plus cohérent sur soi.

La construction de l’image de soi est un processus long, sensible, profondément incarné. À l’ère des réseaux sociaux, ce processus est mis à l’épreuve par la prédominance du regard extérieur, la fragmentation identitaire et la standardisation des représentations corporelles.

La psychomotricité, en tant que discipline du corps vécu, de l’identité incarnée et de la relation à soi par le mouvement, offre une voie thérapeutique précieuse pour accompagner les jeunes (et les moins jeunes) dans cette réappropriation de leur être corporel. Restaurer un lien vivant, sensible et singulier à son propre corps, c’est offrir au sujet les fondations d’une image de soi plus stable, plus libre, plus authentique.

Références

Ajuriaguerra, J. de (1980). L’image du corps : essais sur les fonctions de l’image corporelle. Paris : Gallimard.

Bruchon-Schweitzer, M. (2002). Psychologie de la santé : modèles, concepts et méthodes. Paris : Dunod.

Dolto, F. (1984). L’image inconsciente du corps. Paris : Seuil.

Ehrenberg, A. (1998). La fatigue d’être soi : dépression et société. Paris : Odile Jacob.

Erikson, E. (1972). L’identité, la jeunesse et la crise. Paris : Flammarion.

Blaise Pierrehumbert (2003). Le Premier Lien. Théorie de l’attachement. Paris : Odile Jacob.

Le Breton, D. (2001). La sociologie du corps. Paris : PUF.

Le Breton, D. (2014). Disparaître de soi : une tentation contemporaine. Paris : Métailié.

Maigret, E., & Monnoyer-Smith, L. (2003). Sociologie de la communication et des médias. Paris, Éditions Armand Colin,

Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.

Turkle, S. (2011). Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other. Basic Books.

Saad Chraibi
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Psychomotricien
• Diplômé de l’Université Mohammed VI à Casablanca, exerçant en libéral dans son propre cabinet à Casablanca (Maroc).
• Adopte une approche globale et intégrative, prenant en compte les dimensions corporelle, psychique, émotionnelle et relationnelle de la personne.
• Ancien étudiant en médecine (4 années), disposant d’une solide formation biomédicale et d’une rigueur clinique intégrée à sa pratique psychomotrice.
• Expérience professionnelle diversifiée : structures associatives, exercice libéral, travail interdisciplinaire avec orthophonistes, psychologues, neuropsychologues.
• Spécialisé dans l’adaptation des prises en charge à des profils variés, avec une forte orientation vers le travail en réseau.
• Investi dans des projets thérapeutiques personnalisés, fondés sur des évaluations précises et respectueux du rythme, de l’histoire et du potentiel de chaque patient, quel que soit son âge.

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