Le souffle brut de Chaïbia Talal : Là où la douleur devient couleur

Loin de se limiter à une simple esthétique du bizarre, l’art brut ouvre une fenêtre unique sur les mécanismes de la subjectivité. Il ne s’agit pas d’interpréter les œuvres comme des symptômes, mais de les considérer comme des tentatives singulières de faire tenir ensemble un monde intérieur souvent fragmenté.

Nous explorons la manière dont, dans la psychose, l’art peut devenir un sinthome, une solution subjective à un impossible structurel. À travers une lecture lacanienne, nous porterons une attention particulière à Chaïbia Talal, artiste autodidacte marocaine, dont l’œuvre se situe aux confins de l’art brut et de l’expérience subjective extrême.

Une femme hors système

Née en 1929 dans un village proche d’El Jadida, au Maroc, Chaïbia Talal grandit en dehors de toute scolarisation. Mariée à treize ans, veuve à quinze ans avec un enfant à charge, elle travaille comme femme de ménage pour subvenir aux besoins de sa famille. Rien, a priori, ne la destinait à devenir artiste.

C’est à la suite d’un rêve marquant, où des figures spirituelles lui auraient ordonné de peindre, que Chaïbia commence à tracer, sans aucune formation académique, les premiers gestes d’une œuvre singulière. Sa peinture naît dans l’élan, sans préméditation ni référence aux codes artistiques dominants. Lorsqu’on l’interroge sur son inspiration, elle répond simplement : « Je ne réfléchis pas, c’est Dieu qui me guide. »

Dès ses premières œuvres, son style éclate : couleurs franches, figures stylisées, scènes oniriques où l’humain se mêle aux éléments naturels dans une explosion de vie. Son art, souvent classé dans l’art naïf, échappe pourtant à toute tentative de catégorisation simple.

La peinture comme surgissement du sujet

Chez Chaïbia, peindre n’est ni un loisir, ni un choix esthétique, c’est une nécessité vitale. Sa pratique s’impose comme un geste premier, presque organique, qui surgit directement du corps et du désir.

Sans perspective classique, sans esquisse préparatoire, elle déploie sur la toile des figures récurrentes (visages, jardins, soleils) portés par une énergie brute et une exubérance de la ligne. Son œuvre ne cherche pas à représenter le monde extérieur, mais à donner forme à une expérience intime du monde, profondément subjective.

En ce sens, sa peinture constitue un surgissement du sujet, une façon d’exister dans un espace où les voies traditionnelles de la reconnaissance (l’éducation, la parole, l’insertion sociale ) lui avaient été refusées.

Entre trauma et sublimation

Le parcours de Chaïbia est marqué par les pertes précoces, l’isolement social, la précarité. Pourtant, ces blessures ne sont pas directement représentées dans son œuvre. Elles sont transmutées dans un univers visuel éclatant, peuplé de formes joyeuses et de couleurs vibrantes. Selon la perspective freudienne, on pourrait dire que Chaïbia opère un travail de sublimation : elle détourne l’énergie liée au trauma vers une activité créative, produisant ainsi une œuvre qui, loin de l’apitoiement, célèbre une force de vie indomptable.

La sublimation, ici, n’est pas tant un processus de normalisation sociale qu’une invention intime : un acte par lequel l’artiste parvient à reconquérir son existence face au réel du manque et de l’exil.

Une subjectivité féminine hors cadre

Artiste autodidacte, femme analphabète, issue du milieu rural marocain, Chaïbia Talal ne correspond à aucun modèle classique de l’artiste. Rapidement remarquée par quelques critiques et artistes (notamment Ahmed Cherkaoui), elle expose en France, aux États-Unis, en Europe, tout en restant fondamentalement en marge.

Son œuvre échappe à toute tentative de récupération : trop expressive pour être conceptualisée, trop libre pour être folklorisée. Elle incarne une subjectivité féminine radicale, hors des cadres normatifs, où la création ne répond ni à l’académisme ni au marché, mais à une urgence intérieure.

Chaïbia n’utilise pas la peinture pour communiquer ; elle peint pour être. Chaque toile est une surface de survie, un espace où le sujet se reconstruit au fil des gestes.

Chaïbia et le sinthome

Du point de vue lacanien, l’œuvre de Chaïbia peut être lue comme l’élaboration d’un sinthome, non pas un symptôme pathologique à guérir, mais une solution singulière inventée par le sujet pour soutenir son être.

Privée des repères symboliques traditionnels, Chaïbia s’invente une voie d’accès au monde en nouant le Réel du trauma, l’Imaginaire du fantasme, et un Symbolique personnel, non hérité des normes sociales dominantes.

Le rêve qui inaugure son geste créatif constitue un moment de subjectivation radicale, elle se donne une mission existentielle par la peinture, réécrivant autrement une vie qui aurait pu se figer dans le silence.

L’institution et la folie créatrice

Traditionnellement, l’institution psychiatrique a marginalisé, pathologisé ou récupéré ces expressions artistiques issues de l’extrême. Pourtant, dans l’acte de créer, de nombreux sujets psychotiques parviennent à établir une forme de stabilisation, à tracer un bord là où l’effondrement menaçait.

Dans cette perspective, l’œuvre de Chaïbia apparaît comme un acte de bordure, un bord fragile mais tenace dressé face à un réel sans médiation. Cependant, l’exposition de ces œuvres dans les circuits institutionnels peut aussi en neutraliser la charge radicale, en les réduisant à de simples objets esthétiques. Chaïbia, malgré sa notoriété croissante, a su préserver son geste inaugural, demeurant fidèle à la source intérieure de son art.

Soutenir l’invention du sujet

À travers l’exemple de Chaïbia Talal, nous comprenons que ce que l’on nomme marginalité ou démesure intérieure n’est pas seulement désorganisation, mais peut devenir le creuset d’une invention subjective radicale. Là où le langage échoue parfois à contenir le tumulte de l’expérience, l’art devient un acte vital, une écriture silencieuse, une peau symbolique, une trace laissée dans un monde autrement inhospitalier.

Le sinthome, tel que l’illustre Chaïbia, ne doit pas être interprété ou corrigé, mais soutenu, il constitue une solution d’existence, une trouvaille à même l’impossible. Son œuvre rappelle que, même dans les conditions les plus extrêmes d’abandon social et symbolique, la création peut surgir comme affirmation d’un sujet, comme geste de résistance à l’effacement.

Extrait d’un ouvrage en cours intitulé L’art et la psychose.

Hamid Cheddadi
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Psychologue clinicien et artiste peintre

•Né le 15 juin 1955, il suit un parcours à la croisée de l’art, du soin et de la pensée.
•Formé dans les années 1980 à l’Académie des arts de Poh Chang à Bangkok, il développe une sensibilité picturale influencée par l’Asie et l’expression spontanée.
•Artiste peintre, il explore en parallèle les dimensions corporelles et spirituelles du soin.
•Ostéopathe diplômé à Chiang Mai en 1992,
•Professeur de yoga thérapeutique (healing art), inspiré des traditions japonaises.
•Ex-Enseignant à l’ITM (Information Technology Morocco).
•Titulaire d’un Master en psychologie clinique de l’École Supérieure de Psychologie de Casablanca, en tant que psychologue clinicien.
•Sa pratique thérapeutique se déploie à l’intersection de l’art, de l’inconscient, de la souffrance et de la spiritualité.
•Il vit et travaille à Casablanca, où il continue de peindre, soigner, écrire et transmettre.

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