Le cerveau piégé : Comment Mona Lisa crée l’illusion du vivant
Un tableau, immobile depuis plus de cinq siècles, parvient encore à captiver ceux qui le contemplent. Son mystère ne tient pas seulement à la technique ou à l’histoire, mais à ce trouble profond qu’il provoque. Pourquoi avons-nous l’impression que Mona Lisa nous suit du regard ? Pourquoi son sourire semble-t-il changer ? Pourquoi donne-t-elle le sentiment de nous cacher quelque chose ? Cette illusion du vivant ne relève pas d’une simple fascination artistique. Elle résulte d’un dialogue complexe entre l’alchimie du génie de Léonard de Vinci et les mécanismes les plus profonds de notre perception.
Des neurones face à l’incertitude
Léonard de Vinci ne cherchait pas à montrer, mais à évoquer. Son usage du sfumato, une technique qui efface les contours nets pour les fondre dans des zones d’ombre et de lumière, déjoue les attentes de notre système visuel. Le cerveau humain s’appuie sur les contrastes pour détecter et identifier rapidement les objets, mais ici, les frontières sont floues, incertaines. Ce flou n’est pas un défaut, il est une stratégie. Il pousse notre système visuel à entrer en action, à tenter de résoudre cette ambiguïté. Cela déclenche une forme d’inférence perceptive, dans laquelle notre cerveau cherche à stabiliser une image qui, en réalité, ne l’est jamais complètement. L’étude menée par Ladret et al. (2023) à l’Institut de Neurosciences de la Timone renforce cette idée. En enregistrant l’activité de 249 neurones du cortex visuel primaire chez le chat, les chercheurs ont distingué deux populations neuronales : les vulnérables, perturbées par l’incertitude, et les résilientes, capables de maintenir une représentation malgré le bruit sensoriel. Ce co-encodage de l’orientation et de la variance permet à notre système visuel de conserver une cohérence perceptive face au flou. Devant la Joconde, ces neurones résilients continuent d’encoder les traits du visage, même si la netteté fait défaut. Cette stabilité intérieure produit un effet subjectif de mouvement et de vie, bien que l’image soit immobile.
Ce trouble que provoque la Joconde ne vient pas seulement de ce que nous voyons, mais aussi de ce que nous croyons percevoir. Son sourire semble à la fois bienveillant et distant, vivant et figé. Pour explorer cette ambiguïté, Marsili, Ricciardi et Bologna (2019) ont mené une étude publiée dans la revue Cortex. En présentant à quarante-deux participants des images symétriques du visage de Mona Lisa, divisées entre la moitié gauche et la moitié droite, ils ont observé une nette dissociation. Selon leurs résultats, le côté gauche du visage exprime majoritairement le bonheur, tandis que le côté droit évoque la neutralité, voire la tristesse. Ce type de sourire asymétrique ne correspond pas à ce qu’on appelle un sourire de Duchenne, c’est-à-dire un sourire sincère et spontané impliquant symétriquement les muscles du visage. Ici, l’ambivalence laisse le spectateur dans une zone d’incertitude émotionnelle. Le cerveau, en quête de clarté, tente d’assigner une émotion cohérente à ce visage. Mais chaque tentative d’interprétation semble glisser, comme le sourire lui-même. Cette instabilité contribue à la richesse de l’expérience perceptive. La Joconde ne se contente pas d’être vue, elle semble penser, hésiter, sentir, tout cela dans un jeu de tension entre les signaux émotionnels partiels.
L’illusion de l’interaction
Le regard est sans doute l’élément le plus troublant du portrait de Mona Lisa. Il donne l’étrange impression de nous suivre, quel que soit l’endroit où l’on se place. Ce phénomène, longtemps relégué au domaine du ressenti subjectif, a fait l’objet d’analyses expérimentales rigoureuses. Les chercheurs de l’Université de Princeton ont recruté 724 participants et leur ont demandé d’évaluer la stabilité d’un objet, comme un simple cylindre placé à proximité d’un visage affiché à l’écran. Dans certaines conditions, le visage semblait regarder directement l’objet ; dans d’autres, il en détournait le regard ou portait un bandeau sur les yeux. Les résultats indiquent que les participants percevaient l’objet comme plus stable lorsqu’il était placé « sous le regard » du visage, comme s’il était maintenu ou soutenu par une force invisible. En revanche, lorsque les yeux du visage étaient bandés, cet effet disparaissait complètement. Cela suggère que le cerveau ne traite pas le regard d’autrui comme un simple alignement géométrique, mais comme une véritable interaction. Il y projette une force, une dynamique. Cette représentation mentale s’inscrit dans notre cognition sociale, permettant de détecter rapidement l’intention d’autrui, d’anticiper ses actions, et d’évaluer s’il nous observe et avec quelle intensité.
Ainsi, le regard est perçu comme un vecteur d’intention dirigée, une sorte de faisceau invisible qui relie le sujet à l’objet de son attention. Cette simulation cognitive, que nous produisons sans en avoir conscience, est précisément ce qui donne au regard de la Joconde sa présence énigmatique et insistante. Bien que peinte sur une surface plane, son regard semble occuper l’espace. Il n’est pas simplement vu, il est ressenti. Ce n’est pas une illusion d’optique au sens classique du terme, mais une illusion sociale, née de la manière dont notre cerveau modélise les relations humaines. Dans le cas de Mona Lisa, le regard fixe, ambigu, et parfaitement centré sur le spectateur, devient un stimulus puissant qui active nos circuits d’interprétation, nous mettant dans une position d’interlocuteur silencieux. Et c’est précisément cette force implicite, simulée par notre propre activité cérébrale, qui donne au portrait sa puissance silencieuse mais inaltérable.
Une présence simulée
Cette interprétation du regard comme un vecteur d’intention s’appuie sur des bases cérébrales solides. Pour approfondir ce phénomène, Guterstam et son équipe ont mené en 2020 une seconde étude, cette fois à l’aide de l’imagerie cérébrale fonctionnelle. Leur objectif était de comprendre comment le cerveau traite un regard dirigé vers un objet. Ils ont découvert que cette perception engage non seulement les régions spécialisées dans la reconnaissance du regard, mais aussi celles impliquées dans le traitement du mouvement, comme le complexe MT+ et la jonction temporo-pariétale (TPJ). Autrement dit, lorsque nous voyons un regard fixe orienté vers une cible, notre cerveau y associe spontanément une dynamique implicite, traçant mentalement un chemin entre les yeux et la cible. Ce mécanisme transforme un simple alignement visuel en une action perçue, donnant au regard une présence active dans l’espace.
Face à la Joconde, ce processus produit l’impression qu’elle nous suit. Ce n’est pas le tableau qui bouge, mais notre cerveau qui complète la scène en y injectant du mouvement. Ce mode de traitement repose sur les mêmes principes que ceux décrits dans l’étude de Ladret sur l’ambiguïté visuelle. Dans un contexte incertain, le cerveau active des circuits stabilisateurs pour reconstruire une perception cohérente. Ici, il ne stabilise pas seulement une image floue, mais une relation implicite, une forme d’échange entre l’observateur et l’image. C’est cette simulation, profonde et involontaire, qui confère au regard de Mona Lisa cette aura de présence troublante, comme si derrière la toile se tenait une conscience attentive.
Ce trouble que provoque la Joconde naît de la conjonction de trois incertitudes : visuelle, émotionnelle et interactive. Le sfumato trouble nos repères visuels, son sourire défie nos lectures affectives, et son regard déclenche une réponse sociale profonde. À chaque niveau, notre cerveau tente d’interpréter, de stabiliser, de comprendre. Mais rien n’est jamais tout à fait clair. C’est précisément cette ambiguïté contrôlée qui donne à la Joconde sa puissance. Elle ne nous impose pas une émotion, elle nous implique dans sa construction. Si cette fascination persiste, c’est qu’elle mobilise des fonctions cognitives essentielles (perception, attention, inférence, émotion) sans jamais leur offrir de résolution définitive.
Ce qui fait la singularité de Léonard, c’est qu’il a su peindre un visage qui, encore aujourd’hui, interroge notre manière de voir. Un visage qui ne livre jamais un sens figé, mais engage activement notre regard, l’oriente, le trouble, l’oblige à chercher. Il a su créer une image qui, au-delà de sa beauté, fonctionne comme un révélateur silencieux de notre activité perceptive. La Joconde n’est pas seulement un chef-d’œuvre de la Renaissance, elle agit comme une énigme cognitive, un test projectif où chaque spectateur devient, sans le savoir, un participant. Par la maîtrise du flou, de l’ambiguïté émotionnelle et de l’illusion d’un regard fixe, Léonard a composé un visage qui stimule, encore aujourd’hui, les circuits les plus profonds de notre cerveau. Cinq siècles plus tard, ce portrait silencieux continue de dialoguer avec notre fonction perceptive, comme s’il avait été conçu non simplement pour être admiré, mais pour être inlassablement interprété.
Références
Guterstam, A., Kean, H. H., Webb, T. W., Kean, F. S., & Graziano, M. S. A. (2019). Implicit model of other people’s visual attention as an invisible, force-carrying beam projecting from the eyes. Proceedings of the National Academy of Sciences, 116(1), 328–333.
Guterstam, A., Wilterson, A. I., Wachtell, D., & Graziano, M. S. A. (2020). Other people’s gaze encoded as implied motion in the human brain. Proceedings of the National Academy of Sciences, 117(23), 13162–13167.
Ladret, H. J., Cortes, N., Ikan, L., Chavane, F., Casanova, C., & Perrinet, L. U. (2023). Cortical recurrence supports resilience to sensory variance in the primary visual cortex. Communications Biology, 6, 667.
Marsili, L., Ricciardi, L., & Bologna, M. (2019). Unraveling the asymmetry of Mona Lisa smile. Cortex, 120, 607–610.

Sara Lakehayli
Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap.
Professeur à l'école supérieure de psychologie