Écrire pour renaître : Entre catharsis et encre rebelle
Faraj Bayrakdar, poète syrien, survit à quatorze ans de torture dans les geôles d’Alep. Dans une cellule sans lumière, il grave des vers sur des emballages de cigarettes et des lambeaux de tissu :
« J’écris pour que les murs de ma cellule ne deviennent pas les limites de mon univers.
Chaque mot est un clou planté dans le cercueil de mes bourreaux. »
Ces phrases, taillées dans la douleur, ne sont pas qu’une révolte. Elles sont une transmutation : en sculptant sa rage en poésie, Faraj cesse d’être un prisonnier pour devenir un insurgé de l’âme.
Dans un monde où les régimes autoritaires, les silences imposés et les traumatismes ensevelissent les voix, un monde où l’isolement, les conflits et le stress quotidien creusent des failles invisibles, nous sommes en quête d’un refuge, d’un espace où les mots, complices indomptables, défient les murs, ressuscitent les morts, apaisent les tensions, soulagent les maux et transforment l’angoisse en espérance. Graham Greene, dans Les Chemins de l’évasion (1983), qualifiait l’écriture de « thérapie », une évasion salvatrice. Les neurosciences modernes confirment cette idée : écrire à la main mobilise jusqu’à 85 % des aires cérébrales, contre 35 % pour la frappe au clavier (Stanford, 2022).
« Exercice cathartique », martèlent les psychologues. « Alchimie des mots », clament les écrivains. Les premiers y voient un outil pour domestiquer les démons, les seconds un art de transmuter la boue en or. Mais tous s’accordent : écrire est un acte biface. « C’est forcer le chaos à s’asseoir à la table des négociations », explique la psychologue Marie-Claude Delvaux. « Et lui arracher des vérités qui ressemblent à des poèmes », renchérit le romancier Kamel Daoud.
Un duel sacré. Une danse où chaque mot, une fois tracé, désarme un peu plus la douleur – et offre au cerveau humain sa plus belle victoire : écrire l’horreur pour en sortir vivant.
L’écriture, ou l’art de dompter les démons
Lorsque les émotions débordent, colère, honte, anxiété, elles forment un brouillard toxique dans l’esprit. L’écriture agit alors comme un exorcisme silencieux. James Pennebaker, pionnier de la recherche sur l’écriture expressive, a démontré que consacrer vingt minutes par jour à décrire ses émotions peut réduire les niveaux de cortisol, l’hormone du stress, tout en améliorant le bien-être psychique.
Ainsi, des mots simples et tremblants deviennent des incantations contre la torture psychique. Prenons l’exemple de vétérans marqués par le trouble de stress post-traumatique (TSPT). Dans le cadre d’un protocole d’écriture supervisé, ceux qui ont relaté leurs expériences de guerre pendant plusieurs mois ont vu leur hippocampe, ce sanctuaire de la mémoire, regagner du volume. Cette augmentation est associée à une meilleure réponse au traitement du TSPT.
En somme, l’écriture ne se contente pas seulement de soulager et de dompter les tempêtes intérieures ; elle élève également ces combats privés en œuvres universelles, comme en témoigne l’héritage de ceux qui ont su transformer leurs blessures en art.
L’écriture, source d’apaisement : de l’intime à l’universel
L’effacement des émotions négatives n’est qu’un premier pas. L’écriture doit aussi apaiser, comme un baume versé sur les plaies de l’âme.
Prenons l’exemple du poète syrien Adonis. Dans Chants de Mihyar le Damascène, il confronte l’exil, la perte et l’effondrement intérieur :
« Le mot devient abîme, et j’y descends pour me reconstruire. »
Son écriture, à la fois philosophique et viscérale, opère comme un miroir tendu à l’époque, tout en laissant entrevoir un espace intérieur de réinvention.
L’écriture ne sert pas, alors, uniquement à soulager, elle transforme. En réorganisant ses pensées et ses souvenirs, l’individu convertit ses cicatrices en langage, et parfois, en beauté.
Ce processus qui transforme l’expérience personnelle en récit universel ne concerne pas que les poètes. Des romanciers, ayant eux-mêmes traversé des épreuves psychologiques, ont utilisé l’écriture pour résister et se reconstruire.
Ainsi, Taha Hussein, aveugle dès l’enfance, a fait de l’écriture une lumière. Dans Le Livre des Jours, il raconte comment les mots guidaient ses pas « comme des mains dans l’obscurité ». Son autobiographie, loin d’être un récit de plainte, est un hommage vibrant à la résilience cognitive, en mobilisant ses aires auditives et tactiles, il a recréé un monde à travers le langage. De son côté, Naguib Mahfouz, prix Nobel égyptien, a transformé les non-dits familiaux en chefs-d’œuvre littéraires. « Écrire, c’est déterrer les cadavres sous le tapis de l’âme », disait-il. La Trilogie du Caire explore autant les silences d’un père autoritaire que les bouleversements d’une nation. Pour lui, écrire relevait de l’exorcisme : nommer les fantômes pour mieux les apprivoiser.
Chaque récit, chaque mot tracé, est un battement de cœur devenu symbole. Derrière chaque lettre, se cache une symphonie neuronale et psychologique, un espace d’évasion et un chemin d’apaisement. Car écrire, c’est faire entendre ce qui n’a pas pu être dit autrement.
Neurosciences et psychologie : quand le verbe épouse la synapse
Si les écrivains sculptent la douleur en beauté, les scientifiques, eux, observent en silence ce que les mots déclenchent dans les profondeurs du cerveau. Et l’accord est presque parfait, ce que le poète devine, le chercheur le mesure.
Écrire n’est pas un simple geste mécanique. C’est une expérience complète qui sollicite le cerveau dans sa globalité. Cette coordination renforce la mémoire, améliore la concentration et développe une pensée plus structurée. Des études menées à l’UCLA montrent que l’écriture stimule l’hippocampe, une zone clé pour la mémoire, ainsi que le cortex préfrontal, impliqué dans la prise de décision et l’autorégulation émotionnelle. Elle favorise également la production de dopamine, un neurotransmetteur du plaisir et de la motivation. Ainsi, le cerveau ne se contente pas de « consigner » des mots : il transforme l’émotion brute en pensée, puis en narration. Ce processus calme l’anxiété, met de l’ordre dans le chaos intérieur, et permet de mieux comprendre ses propres réactions. C’est un acte de lucidité autant que de liberté.
Les psychologues comme Dan McAdams parlent de moi narratif : en écrivant, on tisse le fil rouge de sa propre histoire. Ce fil donne du sens à ce qui, jusque-là, n’était que douleur ou confusion. Écrire devient alors un acte de réconciliation intérieure. Ce n’est pas une guérison au sens médical, mais un soin symbolique, un retour vers soi.
En ce sens, l’écrit devient un pont entre le conscient et l’inconscient, entre la science et l’art, comme une lumière douce éclairant les méandres de l’âme. Ainsi, lorsque la parole se mêle à la synapse, il ne s’agit plus seulement d’une quête de compréhension, mais d’une véritable quête de réconciliation avec soi-même et avec le monde.
Dans “En souvenir d’une longue blessure”, Mahmoud Darwich écrivait :
« J’ai appris tout le dictionnaire pour nommer ma blessure,
Mais la blessure est plus vaste que les mots.
Alors j’ai laissé les mots saigner avec moi. »
Ici, l’écriture n’est pas abdication, mais sursaut vital : un pacte où la douleur se mue en alphabet partagé. Comme le poète l’écrivait ailleurs, « nos mots sont des briques » pour bâtir une mémoire collective face à l’effacement. Chaque syllabe saignée devient alors une cartographie de l’indicible, non pour clore la plaie, mais pour en faire un territoire où d’autres reconnaîtront leurs propres cicatrices.
Ne laissez pas, donc, l’indicible vous dévorer. Écrivez pour renaître, pour transformer le plomb des souvenirs en or du récit. Écrivez, non pas comme un devoir, mais comme un acte d’amour insurgé : à vous-même, à ceux qui viendront, à la vie qui persiste entre les lignes. Car chaque mot est une semence jetée dans le vent, et le vent, un jour, portera votre voix plus loin que vos peurs.
« Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. » Marguerite Duras
À vous, maintenant, de faire entendre ce hurlement.
Références
Darwich, M. (1986). En souvenir d’une longue blessure. Paris : Actes Sud.
Greene, G. (1983). Les Chemins de l’évasion (trad. française). Paris : Robert Laffont. (Titre original : Ways of Escape, 1980)
Mahfouz, N. (s.d.). La Trilogie du Caire (trad. française). Paris : Sindbad/Actes Sud. (Œuvre originale en arabe, publiée entre 1956 et 1957)
McAdams, D. P. (2001). The psychology of life stories. Review of General Psychology, 5(2), 100–122.
Pennebaker, J. W. (1997). Writing about emotional experiences as a therapeutic process. Psychological Science, 8(3), 162–166.
Sanbar, E. (2010). Le Palestinien et la poésie. Paris : Actes Sud.
Taha Hussein. (s.d.). Le Livre des Jours (trad. française). Paris : Sindbad/Actes Sud. (Œuvre originale publiée en arabe dans les années 1920–1930)

Ahmed El Bounjaimi
Concepteur-rédacteur
Master en communication des organisations, université Hassan II.
Licence en philosophie de communication et champs publics, université Hassan II.