Les visages de l’invisible : des forces ancestrales aux données neuronales

Depuis les premiers âges, l’homme n’a cessé de chercher un sens à ce qu’il ne pouvait voir. Derrière les phénomènes naturels, les élans intimes ou les intuitions inexplicables, une présence silencieuse semble guider l’ordre du monde. L’invisible, loin d’être un simple vide, agit comme une force discrète et constante, modelant nos émotions, nos croyances et nos décisions.

Ce qui échappe aux sens éveille souvent l’angoisse, mais cette angoisse, paradoxalement, a toujours été un moteur de récits, de pensées et de découvertes. Des dieux anciens aux algorithmes contemporains, des archétypes collectifs aux neurones silencieux, chaque époque a inventé des manières de raconter l’invisible. Car derrière chaque tentative de le nommer, c’est une part de nous-mêmes que nous cherchons à apaiser, comprendre, et parfois transcender.

Quand les Dieux habitaient les éléments : Premiers visages de l’invisible

Il fut un temps où le monde semblait parler un langage que l’on ne comprenait pas. Le vent rugissait sans prévenir, la terre tremblait, le ciel lançait ses éclairs comme autant de signes venus d’ailleurs. Chaque phénomène, dans son étrangeté brute, portait une part de mystère, et ce mystère, l’homme ne pouvait s’y résigner. Il fallait le nommer, l’habiller d’histoires, lui donner un visage.

Dans de nombreuses civilisations polythéistes, l’invisible prit alors forme à travers les éléments : Zeus devint la foudre, Poséidon la mer en colère, Rê le soleil voyageur. Ces figures n’étaient pas seulement des inventions poétiques, elles étaient un moyen de rendre le monde habitable. En prêtant une intention aux forces naturelles, ces récits transformaient l’angoisse en symboles et structuraient le chaos.

Les mythes ne surgissent pas du vide : ils émergent là où la peur cherche du sens, là où l’inconnu devient trop vaste pour être supporté seul. Raconter l’invisible, c’était alors créer un lien, un pont fragile entre les hommes et ce qui les dépassait.

Et déjà, derrière ces récits multiples, une même intuition sourdait : le visible ne suffit pas. Il y a toujours, dans l’ombre du monde, une présence, une absence, un appel, quelque chose qui échappe, et que l’on tente d’apprivoiser par le langage, les symboles et les rites.

Peu à peu, ce besoin de raconter le monde ne se contentera plus d’expliquer les colères du ciel ; il se tournera vers l’ordre des choses, puis vers l’ordre en soi, amorçant une quête plus intérieure, plus philosophique, de l’invisible.

Quand l’invisible devient pensée : De la raison à l’expérience intérieure

Il arrive un moment dans l’histoire où les récits ne suffisent plus. Le monde ne se contente plus d’être raconté, il veut être compris. Le feu, l’eau, les astres cessent d’être des dieux pour devenir des principes. Une autre manière d’interroger l’invisible s’impose : non plus le peupler d’images, mais le penser.

Avec les premiers philosophes, la quête se déplace. Thalès voit dans l’eau l’origine de toute chose, Héraclite pressent dans le feu le rythme d’un monde en perpétuel changement. À leurs yeux, l’invisible n’est plus volonté divine, mais ordre caché, accessible à l’intelligence humaine. Le Logos devient l’outil d’une compréhension rationnelle du réel. Plus tard, Aristote posera les bases de la métaphysique : un savoir de ce qui se tient au-delà de ce qui change, au-delà du perceptible.

Dans le monde arabo-musulman, cette réflexion trouve un écho puissant. Des penseurs comme Al-Fârâbî, Avicenne ou Averroès, nourris de philosophie grecque et de tradition islamique, cherchent à articuler raison et foi, logique et transcendance. Pour eux, l’invisible ne s’oppose pas à la pensée rationnelle, il en est la limite, le dépassement. La vérité ne se révèle pas seulement dans le sensible, mais dans l’effort intellectuel pour le dépasser.

Mais à côté de cette quête rationnelle, un autre courant voit le jour — non pas tourné vers la compréhension, mais vers l’expérience directe. Les mystiques, tels qu’Al-Hallaj ou Ibn Arabi, n’interrogent pas l’invisible, ils s’y abandonnent. À travers la prière, l’extase ou le silence, ils cherchent une fusion intime avec ce qui échappe aux mots. L’invisible devient alors expérience vécue, dévoilement intérieur, parfois brûlant. C’est dans cet élan, entre le savoir et l’ivresse, que l’humain commence à percevoir que l’inconnu n’est pas seulement autour de lui, mais en lui.

Freud, Jung et l’invisible en nous : L’irruption de l’inconscient

Avec la psychanalyse, l’invisible change encore de territoire, il n’est plus dans les cieux, dans la matière ou dans le divin, il est en nous. Freud introduit une rupture décisive : le moi n’est plus maître chez lui. Nos gestes, nos pensées, nos lapsus, nos rêves seraient le fruit d’une activité souterraine, faite de pulsions, de refoulements, de conflits silencieux. L’invisible devient psychique, intime, presque familier, et pourtant toujours insaisissable.

Jung prolongera cette cartographie du dedans. Pour lui, il ne s’agit pas seulement de pulsions individuelles, mais d’un inconscient collectif, partagé entre les êtres humains. Peuplé d’archétypes, il est le réservoir de nos grandes images mentales : la mère, le héros, l’ombre… Ces figures primordiales sont les héritières directes des mythes anciens, qui reprennent alors une fonction nouvelle, non plus expliquer le monde, mais nous expliquer nous-mêmes.

Ce glissement de l’invisible cosmique vers l’invisible intérieur marque une étape essentielle, la peur de l’inconnu devient le moteur de l’introspection. Au lieu de chercher la vérité dans les étoiles, on la cherche dans les rêves. Le dialogue entre science, symboles et spiritualité devient possible. Freud convoque Œdipe, Jung explore les mythes et les traditions anciennes, tous deux se tiennent à la frontière entre rationalité clinique et imaginaire archaïque.

Dans cette nouvelle topographie de l’âme humaine, l’invisible n’est plus l’opposé du réel, il en est la profondeur. Ce regard tourné dorénavant vers l’invisible intérieur, finira par trouver un terrain d’exploration inédit : celui du cerveau lui-même, où la science moderne tentera de cartographier les mystères que la pensée pressentait depuis longtemps.

Neurosciences : Cartographier l’invisible en nous

À mesure que les récits et les symboles cèdent la place aux laboratoires et aux machines, une autre forme d’exploration de l’invisible s’impose. Cette fois, il ne s’agit plus de l’inconscient rêvé, mais du cerveau mesuré. Pourtant, derrière les IRM et les électrodes, l’ambition demeure la même : rendre visible ce qui échappe. Décoder ce qui se trame dans l’ombre de nos choix, de nos émotions, de nos pensées les plus fugitives.

Les neurosciences se donnent pour mission de cartographier cette part silencieuse en nous. Les travaux de Benjamin Libet, par exemple, révèlent un fait troublant : le cerveau amorce certaines décisions avant même que nous en ayons conscience. L’idée même de libre arbitre vacille. D’autres recherches sur la mémoire implicite, l’attention involontaire ou les biais automatiques confirment que notre comportement repose, en grande partie, sur des processus inaccessibles à notre volonté.

Et pourtant, cet invisible biologique n’est pas figé. La découverte de la neuroplasticité, cette capacité du cerveau à se modifier au fil des expériences, a ouvert une brèche inattendue : l’invisible peut être transformé. Des pratiques comme la pleine conscience ou l’EMDR permettent, par l’entraînement de l’attention ou le retraitement des souvenirs, de remodeler les circuits neuronaux liés à la peur, à l’habitude ou à la douleur.

Ce que la psychanalyse avait esquissé par le symbole, les neurosciences le traduisent en circuits. Mais l’enjeu reste le même : comprendre l’invisible qui nous gouverne, non pour l’expliquer entièrement, mais pour l’apprivoiser, avec une rigueur nouvelle, mais une humilité toujours nécessaire.

Intelligence artificielle : Le nouvel invisible

L’invisible n’a pas disparu avec le progrès. Il a simplement changé de forme. Ce qui hier relevait de la mythologie, de l’inconscient ou des forces naturelles s’incarne aujourd’hui dans des lignes de code, des algorithmes, des réseaux neuronaux artificiels. L’intelligence artificielle, souvent présentée comme une création humaine rationnelle, devient à son tour un réservoir d’inconnu. Ses décisions, ses raisonnements, ses anticipations échappent de plus en plus à notre compréhension, et suscitent un trouble familier, celui de l’invisible qui agit sans se montrer.

Dans ce nouvel ordre, les algorithmes ne se contentent pas de calculer. Ils observent, apprennent, modèlent nos désirs, nos habitudes, nos émotions. Ils agissent en coulisses, dans un silence numérique qui n’est pas sans rappeler le mystère des anciennes divinités. Ce ne sont plus les éclairs de Zeus que nous redoutons, mais une mise en page qui manipule notre attention, une suggestion automatisée qui oriente nos choix.

Cathy O’Neil, dans Weapons of Math Destruction, alerte sur ces boîtes noires modernes : derrière leur prétendue neutralité, elles reproduisent nos biais inconscients et amplifient nos vulnérabilités. L’invisible algorithmique devient ainsi un miroir déformant, qui nous renvoie une image de nous-mêmes que nous n’avons ni choisie, ni comprise.

Le philosophe Martin Heidegger nous avait déjà mis en garde : à force de vouloir tout mesurer, tout rationaliser, l’homme risque de réduire le monde à ce qu’il peut exploiter, comme si seules comptaient les données, les chiffres, les résultats. L’intelligence artificielle, dans sa logique implacable, pousse cette tendance encore plus loin. Elle classe, anticipe, suggère, mais en silence, sans visage, sans explication.
Pourtant, quelque chose résiste. Il y a dans ces systèmes une zone d’ombre, un flou dans leurs décisions, une distance entre ce qu’ils font et ce que nous comprenons. Et ce flou, cette opacité technologique, c’est encore une forme d’invisible, un invisible d’autant plus inquiétant qu’il avance masqué, sous l’apparence de la neutralité.
Si nous ne restons pas vigilants, nous risquons de confier à ces intelligences artificielles non seulement nos données, mais aussi nos choix, nos émotions, notre rapport au monde. Et ce jour-là, ce ne sera plus nous qui habiterons l’invisible, c’est lui qui nous habitera.

Ce voyage à travers l’invisible, des récits mythiques aux circuits du cerveau, de la spiritualité aux intelligences artificielles, révèle une chose essentielle : l’humain projette dans ce qu’il ne voit pas ses peurs, ses espoirs, ses questions les plus profondes.

Aujourd’hui, peut-être que le vrai défi n’est plus de vouloir tout comprendre ou tout contrôler. Peut-être qu’il s’agit plutôt d’apprendre à vivre avec ce qui nous échappe, comme on apprend à écouter un silence ou à patienter sans tout savoir. Ce que les mystiques appelaient extase, ce que les psychologues appellent pleine conscience, ou ce que les philosophes voyaient comme un vertige fécond, désignent peut-être la même chose : une façon d’être au monde qui accepte l’inconnu sans chercher à le réduire.

Rilke écrivait :

« Vivez les questions maintenant. Peut-être, un jour lointain, vous entrerez sans y prêter attention dans les réponses. »

Et si c’était cela, au fond, le véritable art de vivre avec l’invisible ?

Références

Freud, S. (1985). L’inquiétante étrangeté. Dans Essais de psychanalyse appliquée. Gallimard.

Heidegger, M. (1986). Être et temps (R. Boehm & A. de Waelhens, Trad.). Gallimard. (Œuvre originale publiée en 1927)

Jung, C. G. (1993). L’homme et ses symboles. Robert Laffont.

Lazar, S. W., Kerr, C. E., Wasserman, R. H., Gray, J. R., Greve, D. N., Treadway, M. T., … & Fischl, B. (2005). Meditation experience is associated with increased cortical thickness. NeuroReport, 16(17), 1893–1897.

Libet, B. (2004). Mind Time: The Temporal Factor in Consciousness. Harvard University Press.

O’neil, C. (2017). Weapons of math destruction: How big data increases inequality and threatens democracy. Crown.

Rilke, R. M. (2005). Lettres à un jeune poète (M. Kalisky, Trad.). Rivages.

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Concepteur-rédacteur
Master en communication des organisations, université Hassan II.
Licence en philosophie de communication et champs publics, université Hassan II.

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