Scanner le psychisme ? Ce que les IRM ne peuvent pas (encore) dire de nos troubles mentaux

Depuis quelques années, l’idée de diagnostiquer les troubles mentaux à partir des images du cerveau gagne du terrain. Grâce aux progrès de l’imagerie cérébrale et à l’essor de l’intelligence artificielle, certains chercheurs proposent d’identifier des profils cérébraux dits biotypes, censés refléter des mécanismes spécifiques à la dépression, à l’anxiété ou à d’autres syndromes psychiatriques. Cette approche, souvent qualifiée de transdiagnostique, entend dépasser les catégories classiques du DSM pour se fonder sur des signatures cérébrales mesurables. Ces travaux soulèvent de grands espoirs en matière de médecine personnalisée, mais aussi de nombreuses questions scientifiques, cliniques et éthiques. Que peut-on vraiment inférer d’une image du cerveau ? Quels sont les apports concrets de ces modèles ? Et où se situent leurs limites ?  À l’ère des biotypes cérébraux, cet article propose de faire le point, au croisement de la neuroscience, de la clinique et de l’éthique.

Objectiver le psychisme : jusqu’où peut aller l’imagerie cérébrale ?

Si l’idée d’identifier les troubles mentaux à travers des signatures cérébrales suscite un enthousiasme croissant, encore faut-il comprendre ce que les technologies d’imagerie permettent véritablement de voir, et ce qu’elles laissent dans l’ombre. Avant de discuter des usages diagnostiques et prédictifs qui leur sont attribués, il est nécessaire de revenir sur les avancées qu’elles ont permises, mais aussi sur les limites inhérentes à leur nature même.

Depuis une trentaine d’années, l’imagerie cérébrale a profondément transformé notre rapport au cerveau. L’IRM structurelle, en offrant une cartographie détaillée de l’anatomie cérébrale, a permis de mieux comprendre l’impact de nombreuses pathologies, qu’elles soient dégénératives, traumatiques ou développementales. Quant à l’IRM fonctionnelle, elle a ouvert un accès inédit aux réseaux dynamiques qui soutiennent des fonctions aussi complexes que la mémoire, le langage, ou encore la perception de la douleur. En captant les variations du flux sanguin liées à l’activité neuronale, elle a rendu visibles des processus jusque-là seulement supposés. Ces techniques ont permis de mettre en évidence des altérations spécifiques des circuits cérébraux dans de nombreuses pathologies, notamment la schizophrénie, la dépression, l’autisme ou la maladie d’Alzheimer. Elles ont également contribué à l’émergence de champs nouveaux, tels que la neuroéducation ou l’étude de la conscience minimale chez les patients en état végétatif. En parallèle, elles ont ouvert la voie à des interventions thérapeutiques ciblées, comme la stimulation cérébrale non invasive, en identifiant les zones à moduler selon les profils de patients.

À l’échelle de la recherche fondamentale, ces outils ont profondément transformé notre compréhension de la cognition humaine. Ils ont permis de localiser certaines fonctions cérébrales, de cartographier les interactions entre réseaux neuronaux, et de formuler des modèles dynamiques du fonctionnement mental. Combinées aujourd’hui à d’autres approches (électroencéphalographie haute densité, stimulation magnétique transcrânienne, intelligence artificielle), ces techniques offrent une fenêtre de plus en plus précise sur le cerveau en action. Mais à mesure que ces outils se perfectionnent, une autre question s’impose: et si l’on pouvait détecter des signatures cérébrales spécifiques à certains troubles mentaux, et ainsi servir de base à une nouvelle clinique du psychisme ?

C’est dans cette perspective que s’inscrit aujourd’hui une partie de la recherche en neuropsychologie, qui explore la possibilité d’identifier des profils neurobiologiques distincts, appelés biotypes, à partir des données issues de l’IRM fonctionnelle afin de proposer une approche plus fine, plus individualisée, et potentiellement plus efficace dans l’orientation des traitements.

En 2024, une étude de référence menée par l’université Stanford et publiée dans Nature Medicine a ouvert une voie nouvelle dans la recherche en psychiatrie. L’équipe de Leanne Williams a analysé les IRM fonctionnelles de plus de 800 patients souffrant de dépression ou d’anxiété, en mobilisant des techniques avancées d’intelligence artificielle. Les chercheurs ont ainsi dégagé six biotypes neurofonctionnels, non plus définis par les critères symptomatiques du DSM, mais par des schémas de connectivité entre trois grands réseaux cérébraux : le réseau du mode par défaut (associé aux ruminations et aux pensées autoréférentielles), le réseau de la saillance (qui oriente l’attention vers les signaux émotionnels), et le réseau de l’attention centrale (lié au contrôle exécutif).

Chaque profil se distingue par une organisation particulière de ces réseaux, mais aussi par des modulations spécifiques de l’activité cérébrale lors de tâches impliquant la mémoire de travail, la reconnaissance émotionnelle ou la régulation affective. En s’appuyant sur ces éléments, les auteurs espèrent identifier des phénotypes, capables de mieux prédire l’évolution clinique et la réponse au traitement.

Dans le prolongement de cette première typologie fondée sur les schémas de connectivité cérébrale, une autre étude d’envergure, publiée en 2025 dans JAMA Psychiatry, a proposé un modèle complémentaire, cette fois fondé sur une approche dimensionnelle de la psychopathologie. Réalisée auprès de plus de 1 000 jeunes adultes, cette recherche ne visait plus à définir des sous-groupes discrets, mais à cartographier un spectre continu de traits psychopathologiques, allant de l’excitabilité émotionnelle à l’évitement social, en passant par la détresse anxieuse, la dysrégulation comportementale ou encore les conduites alimentaires problématiques. Chaque dimension identifiée a été associée à des modulations spécifiques de la connectivité cérébrale, consolidant l’hypothèse selon laquelle certains réseaux neuronaux soutiennent des tendances psychopathologiques transversales, indépendamment des diagnostics traditionnels. Ces travaux visent à repenser la nosographie psychiatrique en la fondant sur des signatures cérébrales, en reliant les troubles mentaux à des dynamiques neuronales mesurables.

Mais si cette ambition marque une rupture avec les grilles classiques du DSM, elle n’en reste pas moins source de nombreuses interrogations, tant sur le plan éthique que clinique et épistémologique. Peut-on vraiment résumer la souffrance psychique à des anomalies de connectivité cérébrale ? Cette perspective, aussi séduisante soit-elle par sa promesse tend à négliger des dimensions fondamentales de l’expérience humaine: l’histoire de vie du patient, la qualité de ses relations, son environnement social, culturel, affectif, ainsi que le sens qu’il attribue à son expérience. Or, la psychopathologie ne peut être réduite à une cartographie fonctionnelle, elle s’enracine dans un vécu subjectif, une narration personnelle, une trajectoire singulière façonnée par l’interaction constante avec autrui et le monde.

Des algorithmes aux diagnostics : le fossé de la transposition clinique

Mais entre la promesse théorique et la réalité clinique, l’écart demeure considérable. Si les biotypes cérébraux suscitent un vif engouement en raison de leur capacité à proposer une lecture neurofonctionnelle des troubles mentaux, leur traduction en outils thérapeutiques concrets se heurte encore à de nombreux obstacles. Les résultats actuels, bien qu’encourageants, reposent sur des fondations encore fragiles. Les analyses demeurent sensibles à une multitude de facteurs, tels que la taille et l’homogénéité des échantillons, les méthodes de prétraitement des signaux IRM, le choix des métriques de connectivité fonctionnelle, ou encore la nature des algorithmes d’apprentissage automatique utilisés. La reproductibilité, condition essentielle à toute validation scientifique, n’est pas assurée pour envisager un usage clinique généralisé.

Sur le plan clinique, la situation est tout aussi incertaine. Les corrélations entre les profils de connectivité et les symptômes sont souvent faibles à modérées, et le pouvoir prédictif des biotypes reste encore trop limité. Utiliser ces profils comme base décisionnelle exposerait à un risque de surinterprétation voire à des erreurs d’orientation thérapeutique. Tant que ces modèles n’auront pas démontré une capacité prédictive stable, prospective et indépendante des biais de sélection, leur intégration dans la pratique reste prématurée. Ces limites méthodologiques invitent donc à la prudence avant toute extrapolation vers des recommandations diagnostiques ou thérapeutiques.

Vers une neuropsychologie intégrative non réductionniste

Le débat autour des biotypes issus de l’IRM met en lumière un dilemme central de la neuropsychologie contemporaine. D’un côté, l’ambition croissante d’objectiver les troubles mentaux par des marqueurs biologiques mesurables ; de l’autre, la nécessité de préserver une approche du sujet qui reconnaisse l’irréductibilité du vécu, la complexité des trajectoires, et la singularité de chaque histoire. Cette tension n’est pas nouvelle, mais elle se réactualise avec force à l’heure où les technologies de neuroimagerie promettent, parfois à tort, des diagnostics rapides et personnalisés.

Il ne s’agit pas de minimiser les avancées majeures permises par l’IRM, qui a profondément renouvelé notre compréhension du cerveau et ouvert des perspectives inédites en psychopathologie. Mais pour que ces outils contribuent réellement à la pratique clinique, leur utilisation doit être replacée dans un cadre plus large. L’imagerie cérébrale, aussi puissante soit-elle, ne peut constituer à elle seule l’ossature du diagnostic ; elle doit s’articuler avec d’autres formes de savoir, qui seules permettent de transformer des données brutes en compréhension vivante. Le cerveau, en tant qu’organe biologique, ne raconte rien sans l’histoire de celui qui en souffre. Une anomalie de connectivité, une hypoactivation d’un réseau, une signature fonctionnelle atypique ne prennent sens que lorsqu’elles sont replacées dans un contexte subjectif : celui d’un récit, d’un vécu, d’un lien à l’autre. L’écoute du patient, l’examen de ses interactions affectives, la prise en compte de son développement, de son histoire familiale et culturelle, constituent des dimensions irremplaçables de toute démarche clinique.

C’est en ce sens que s’impose la nécessité d’une neuropsychologie intégrative. Une approche qui ne hiérarchise pas les savoirs, mais les relie ; qui ne se contente pas de juxtaposer des données biologiques et des observations cliniques, mais cherche à les faire dialoguer pour mieux saisir la complexité du sujet. Cette neuropsychologie-là ne renonce ni à la précision des mesures, ni à la richesse du vécu. Elle reconnaît que les signatures cérébrales ne prennent toute leur valeur qu’éclairées par une compréhension fine des trajectoires individuelles, des histoires relationnelles, des expériences affectives et sociales qui façonnent l’expression des troubles.

Ainsi, réduire la psychopathologie à des dysfonctionnements de circuits neuronaux reviendrait à ignorer la manière dont les souffrances psychiques s’inscrivent dans le vécu subjectif, les relations, et le récit que chacun peut, ou ne peut pas, en faire. Une neuropsychologie véritablement intégrative ne peut donc se contenter d’analyser des réseaux neuronaux en vase clos ; elle doit s’appuyer sur une écoute clinique attentive, sur le dialogue thérapeutique comme espace d’émergence du sens, et sur une lecture contextualisée des symptômes, qui articule les données biologiques aux dynamiques affectives, sociales et biographiques. C’est à cette seule condition que les marqueurs cérébraux cessent d’être de simples constats techniques pour devenir des éléments interprétables d’un vécu subjectif en quête de compréhension.

Ce n’est donc pas à une opposition entre science et subjectivité que nous sommes confrontés, mais à la nécessité d’une alliance entre neurosciences, psychanalyse et psychologie clinique. Les neurosciences ont profondément renouvelé notre compréhension du psychisme, en rendant visibles les dynamiques cérébrales sous-jacentes aux émotions, aux troubles cognitifs ou à la régulation affective. Elles ont permis de valider, de préciser, voire de transformer des hypothèses issues de la clinique et de la psychologie du développement, en fournissant des ancrages biologiques à des phénomènes longtemps restés abstraits. La psychologie elle-même, dans ses versants cognitifs, affectifs ou développementaux, a franchi un cap décisif grâce à l’apport des neurosciences, qui ont offert des outils pour articuler les niveaux d’analyse subjectifs, comportementaux et neuronaux. Mais cet apport, aussi fondamental soit-il, ne peut se substituer aux autres formes de savoir. La psychanalyse éclaire la part inconsciente du symptôme, ses racines symboliques, ses logiques subjectives. La clinique psychologique, quant à elle, s’ancre dans l’écoute du récit, dans l’observation du lien et dans l’analyse du développement. Chacune de ces disciplines éclaire, à sa manière, une facette du psychisme humain, son ancrage biologique, sa vie inconsciente, ses dynamiques relationnelles.

Face à une réalité aussi complexe que celle des troubles mentaux, aucune approche ne saurait prétendre à elle seule en épuiser le sens. Plutôt que d’opposer causalités biologiques, logiques symboliques et dynamiques relationnelles, c’est dans le croisement de ces regards que se dessinent de nouvelles voies de compréhension de l’être humain. À l’heure où les technologies nous offrent un regard sans précédent sur le cerveau, le véritable enjeu reste de préserver la dimension vivante et incarnée de la rencontre clinique, celle d’un sujet parlant, singulier, porteur d’une histoire.

Références :

Tozzi L, Zhang X, Pines A, Olmsted AM, Zhai ES, Anene ET, Chesnut M, Holt-Gosselin B, Chang S, Stetz PC, Ramirez CA, Hack LM, Korgaonkar MS, Wintermark M, Gotlib IH, Ma J, Williams LM. Personalized brain circuit scores identify clinically distinct biotypes in depression and anxiety. Nat Med. 2024 Jul;30(7):2076-2087.

Lett, T. A., Vaidya, N., Jia, T., Polemiti, E., Banaschewski, T., Bokde, A. L. W., Flor, H., Grigis, A., Garavan, H., Gowland, P., Heinz, A., Brühl, R., Martinot, J. L., Paillère Martinot, M. L., Artiges, E., Nees, F., Papadopoulos Orfanos, D., Lemaitre, H., Paus, T., Poustka, L., … IMAGEN Consortium and the environMENTAL Consortium (2025). Framework for Brain-Derived Dimensions of Psychopathology. JAMA psychiatry, e251246. Advance online publication. 

Sara Lakehayli
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Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap.
Professeur à l'école supérieure de psychologie

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