Perdre le nord, même en pleine forme
Chaque été, des randonneurs expérimentés se perdent en forêt ou en montagne, parfois à seulement quelques centaines de mètres d’un sentier balisé. Ce genre d’égarement, souvent temporaire, peut pourtant virer au drame. Comment le cerveau, censé savoir lire une carte, suivre une boussole ou s’orienter grâce au soleil, peut-il se tromper aussi radicalement ?
L’explication dépasse le simple oubli d’un itinéraire. Elle touche à une capacité cognitive essentielle, celle de se repérer dans l’espace. Pour cela, le cerveau combine des signaux sensoriels (vision, équilibre, proprioception) à des souvenirs spatiaux. Ce système, qui fonctionne plutôt bien dans la vie quotidienne, peut vaciller dès que l’environnement devient plus chaotique : reliefs changeants, absence de repères fixes, végétation dense.
Malgré les GPS, les applis et les cartes, personne n’est à l’abri. La nature, avec ses pièges subtils et ses paysages trompeusement familiers, reste un vrai test pour notre orientation. Alors, pourquoi perd-on parfois le nord, même en terrain connu ? Et surtout, peut-on entraîner le cerveau à mieux s’en sortir ?
Cartographie cognitive et navigation humaine
S’orienter, ce n’est pas seulement suivre une flèche. C’est jongler avec plusieurs compétences mentales, faire pivoter une carte dans sa tête, visualiser un trajet, comparer ce qu’on voit à ce qu’on attendait. Tout cela repose sur un réseau de régions cérébrales bien connues comme l’hippocampe pour la mémoire spatiale, le cortex parahippocampique pour le traitement des scènes, les régions pariétales pour l’intégration sensorielle, et les zones préfrontales pour la planification et la prise de décision.
En pleine nature, ces mécanismes sont soumis à rude épreuve. Les repères changent sans prévenir, les distances sont trompeuses, et l’environnement ne fournit aucune indication standardisée. Pour comprendre comment ça se passe sur le terrain, les chercheurs Zhao et Wang, de l’Université du Yunnan, ont eu une idée brillante : analyser les itinéraires réels de randonneurs géolocalisés dans une région difficile d’accès du plateau Qinghai-Tibet.
En scrutant ces données, ils ont repéré les zones de doute, les détours improvisés, les chemins préférés. Les données recueillies montrent que, malgré l’omniprésence des outils numériques, les randonneurs privilégient souvent les trajets les plus directs ou ceux qui suivent les lignes naturelles du relief, comme les vallées ou les crêtes douces. Ce choix, parfois en décalage avec l’objectif initial ou le chemin balisé, révèle une logique d’adaptation au terrain : éviter les pentes raides, contourner les zones de végétation dense, rechercher la visibilité plutôt que la précision. De plus, les erreurs d’orientation se concentrent majoritairement en début de parcours. Elles tendent à diminuer au fil des heures, comme si l’exposition progressive au terrain permettait une mise à jour continue des repères internes. Ce comportement révèle une forme d’intelligence spatiale corporelle, faite d’ajustements et de compromis entre ce qu’on veut faire et ce qu’on ressent sur le moment.
Quand la réalité virtuelle devient terrain d’entraînement
Observer les itinéraires choisis par les randonneurs en milieu naturel offre un accès direct aux comportements de navigation tels qu’ils se déploient dans des contextes concrets. Mais cette observation, si précieuse soit-elle, ne permet pas à elle seule d’isoler les processus mentaux qui sous-tendent l’orientation spatiale. Pour comprendre ce qui se passe dans le cerveau lorsqu’on se repère, anticipe une bifurcation ou retrouve un point de départ, il est nécessaire de recourir à des dispositifs expérimentaux plus contrôlés. C’est là que les environnements simulés prennent tout leur sens. En standardisant les conditions d’exploration, ils permettent de mesurer avec précision les capacités cognitives sollicitées, et de tester des hypothèses de manière rigoureuse.
C’est ce qu’ont exploré Rodriguez-Andres et ses collègues dans le but de tester si les compétences d’orientation spatiale s’expriment de la même manière dans un environnement réel et dans sa version virtuelle. Leur protocole repose sur une tâche de navigation où les participants doivent retrouver un itinéraire à partir d’un point de départ donné. Soixante personnes ont été réparties aléatoirement en deux groupes : le premier a exploré un bâtiment réel, le second a réalisé la même tâche dans une version 3D immersive du bâtiment, conçue pour reproduire fidèlement les volumes, les perspectives et les repères visuels.
L’étude révèle que lorsque l’environnement virtuel est suffisamment informatif, c’est-à-dire riche en indices visuels et offrant une liberté de déplacement, les performances d’orientation sont comparables à celles observées dans l’espace réel. Autrement dit, les processus cognitifs activés, tels que la rotation mentale, la mémorisation des itinéraires ou la capacité à maintenir un cap, fonctionnent de manière similaire dans les deux contextes.
Cette correspondance entre réel et virtuel est loin d’être anecdotique. Elle montre que, lorsqu’ils sont bien conçus, les environnements numériques peuvent devenir de véritables terrains d’entraînement pour les capacités d’orientation. Ils offrent un cadre sécurisé, contrôlable et reproductible, idéal pour évaluer ces compétences, mais aussi pour les renforcer de manière ciblée – que ce soit chez des personnes en difficulté, dans un cadre éducatif, ou lors de formations professionnelles.
L’avenir de la recherche se dessine sans doute dans le croisement des approches. D’un côté, les données de terrain permettent de mieux comprendre les stratégies spontanées des marcheurs ; de l’autre, les environnements simulés offrent un cadre idéal pour tester, affiner et entraîner ces mécanismes dans des conditions contrôlées. En intégrant les comportements observés sur le terrain dans la conception des simulations, on peut créer des parcours plus proches de la perception réelle du relief. Inversement, ces univers virtuels pourraient préparer les utilisateurs à affronter des situations complexes, avant même de poser un pied dehors.
Ce va-et-vient entre laboratoire et nature offre une lecture plus fine des mécanismes d’orientation, tout en ouvrant la voie à des applications concrètes, programmes de formation individualisés, applications de navigation plus intelligentes, ou dispositifs de rééducation pour les personnes présentant des troubles spatiaux. En conjuguant la précision des mesures numériques, la flexibilité des environnements virtuels et la richesse du comportement humain en contexte réel, la recherche pourrait bien entrer dans une nouvelle ère, celle d’une orientation augmentée, à la fois naturelle et maîtrisée.
Références
Pastel, S., Chen, C. H., Bürger, D., Naujoks, M., Martin, L. F., Petri, K., & Witte, K. (2021). Spatial orientation in virtual environment compared to real-world. Journal of motor behavior, 53(6), 693–706.
Zhao, X., & Wang, Y. (2023). Spatial-temporal behaviour of hikers in the southeastern margin of Qinghai-Tibet Plateau: Insights from volunteered geographic information. ISPRS International Journal of Geo-Information, 12(2), 57.
