Le soi et son cerveau : Comprendre la dualité selon Popper et Eccles
Depuis des millénaires, une question fascinante habite l’esprit humain : quel est le lien entre notre corps matériel et ce que l’on pourrait appeler l’essence de notre être – notre esprit, notre conscience ? Les philosophes grecs s’y sont essayés dès l’Antiquité, offrant des visions parfois opposées. Pour Platon, l’âme était une entité immatérielle et immortelle, distincte du corps. Aristote, quant à lui, voyait une interaction bien plus intime entre ces deux dimensions.
Ce débat n’a pas disparu avec les siècles. Dans le monde islamique médiéval, des figures majeures comme Avicenne et Al-Farabi ont enrichi ces réflexions. Avicenne, dans son œuvre monumentale Canon de la médecine, décrivait un cerveau responsable des fonctions sensibles et imaginatives, mais attribuait à l’âme rationnelle les capacités supérieures comme la pensée et l’intellect, la considérant immatérielle et éternelle. Al-Farabi, de son côté, explorait les subtilités entre l’intellect humain et l’ »Intellect Agent », liant philosophie et théologie dans une synthèse audacieuse.
Plus tard, le XVIIe siècle a vu émerger le célèbre dualisme de René Descartes, affirmant que l’esprit et le corps appartenaient à des réalités différentes mais interdépendantes. Aujourd’hui, cette question demeure au cœur des débats. Avec l’essor des neurosciences, peut-on réduire l’esprit à de simples processus neuronaux ? Ou existe-t-il une dimension immatérielle qui transcende la matière cérébrale ? Ces interrogations ont trouvé un écho particulier dans l’œuvre The Self and Its Brain (1977) de Karl Popper et John C. Eccles, qui propose une vision fascinante de l’interaction entre esprit et cerveau.
Une œuvre née d’un contexte intellectuel bouillonnant
Dans les années 1970, les neurosciences connaissaient un essor sans précédent. Les découvertes sur les mécanismes biochimiques du cerveau révolutionnaient notre compréhension de la mémoire, de la perception et de la pensée. Pourtant, ce foisonnement scientifique s’accompagnait d’une domination du matérialisme, selon lequel tout phénomène mental pouvait être réduit à des processus physiques.
Face à ce paradigme, Karl Popper, philosophe renommé, et John Eccles, neurophysiologiste de premier plan, ont uni leurs forces pour proposer une alternative : une théorie interactionniste où esprit et cerveau interagissent de manière dynamique. Ce livre est le fruit d’une collaboration interdisciplinaire, alliant la rigueur scientifique d’Eccles à la profondeur philosophique de Popper.
Karl Popper : Le philosophe des trois mondes
Karl Popper, figure emblématique de la philosophie des sciences, est surtout connu pour avoir introduit le concept de falsifiabilité. Selon lui, une théorie scientifique doit pouvoir être réfutée pour être considérée comme valide. Cette exigence méthodologique, bien qu’essentielle à la démarche scientifique, ne reflète qu’une facette de sa pensée. Popper a également proposé une vision holistique de la réalité, qu’il divise en trois mondes interconnectés :
- Le monde physique (Monde 1), englobant tous les objets matériels, dont le cerveau est une composante majeure.
- Le monde mental (Monde 2), où résident les pensées, émotions et expériences subjectives, autrement dit, tout ce qui compose la conscience humaine.
- Le monde des produits de l’esprit (Monde 3), comprenant les idées, les théories scientifiques, les œuvres d’art et les découvertes intellectuelles accumulées au fil des siècles.
Dans The Self and Its Brain, Popper approfondit ces interactions entre les trois mondes. Par exemple, il explique comment une idée issue du Monde 3 – comme une théorie scientifique – peut influencer les processus mentaux d’un individu (Monde 2), lesquels peuvent à leur tour altérer des structures ou des fonctions biologiques dans le cerveau (Monde 1). Ce modèle d’interconnectivité permet d’échapper au réductionnisme strict, qui limite souvent les phénomènes complexes à leurs bases biologiques.
Popper dénonce par ailleurs le matérialisme scientifique, qu’il juge insuffisant pour comprendre des phénomènes comme la créativité ou le libre arbitre. En collaboration avec Eccles, il avance que l’esprit humain possède une capacité unique à transcender le monde physique tout en s’y enracinant. Ce dialogue entre dimensions matérielles et immatérielles est l’un des points centraux du livre, illustré notamment par l’exemple du libre arbitre. Dans The Self and Its Brain, Popper et Eccles explorent comment une décision humaine – même banale, comme choisir un verre d’eau – peut être analysée sous l’angle de l’interaction entre esprit et cerveau. Cette action, bien qu’initiée dans l’esprit (Monde 2), affecte les réseaux neuronaux (Monde 1), illustrant leur théorie interactionniste.
Pour Popper, la conscience appartient au Monde 2 mais interagit avec le Monde 1, sans s’y réduire. Cette conception offre un cadre pour dépasser le matérialisme strict, soulignant que l’esprit possède une autonomie relative tout en étant influencé par le cerveau.
John Eccles : Le neurophysiologiste du dualisme interactionniste
John Eccles, lauréat du prix Nobel de médecine en 1963, a marqué l’histoire des neurosciences avec ses recherches révolutionnaires sur les synapses. Son travail portait principalement sur la transmission synaptique, ce processus à travers lequel les neurones communiquent entre eux via des signaux chimiques et électriques. Eccles a étudié en détail les rôles des neurotransmetteurs, ces molécules chimiques qui traversent les synapses pour transmettre une information d’un neurone à un autre.
Il a démontré comment les différents types de neurotransmetteurs, tels que l’acétylcholine, influencent les activités neuronales, modulant ainsi des fonctions essentielles comme le mouvement, la perception et la mémoire. Ces travaux ont permis d’élucider les bases de la communication neuronale et d’éclairer le fonctionnement des circuits neuronaux complexes.
Pour Eccles, les synapses n’étaient pas seulement des points de transmission, mais aussi des lieux où l’esprit immatériel pouvait, hypothétiquement, influencer la matière cérébrale. Il voyait dans la plasticité synaptique – la capacité des synapses à se renforcer ou s’affaiblir avec l’expérience – un mécanisme potentiel par lequel les processus conscients pouvaient interagir avec les circuits neuronaux. Cette perspective unique, bien que controversée, illustre l’audace de ses recherches et leur impact durable sur la compréhension du cerveau.
Eccles s’opposait à l’idée que les courants électriques du cerveau suffisent à produire des expériences comme la douleur ou la joie. Dans The Self and Its Brain, il argumente que les simples activités électriques et chimiques dans le cerveau ne peuvent expliquer la subjectivité humaine. Il avance, par exemple, que la conscience possède des qualités uniques qui échappent à toute explication purement matérielle. Pour défendre ce postulat, Eccles s’appuie sur ses recherches concernant la plasticité synaptique et les mécanismes neuronaux. Il propose que les synapses soient des lieux d’interaction potentielle entre l’esprit immatériel et le cerveau matériel. Il souligne également que les expériences conscientes, comme la perception d’une douleur ou d’une joie, impliquent des processus complexes qui ne peuvent être réduits à une simple transmission chimique. Sa collaboration avec Popper a permis de renforcer cette idée en offrant un cadre philosophique qui soutient la théorie interactionniste, articulée autour des concepts des trois mondes.
Un héritage qui dépasse le réductionnisme
Bien que leur théorie ait été critiquée pour son manque de preuves empiriques directes, Popper et Eccles ont ouvert une voie interdisciplinaire passionnante. Parmi les critiques les plus notables, le neuroscientifique Francis Crick, dans son livre The Astonishing Hypothesis (1994), rejette fermement toute tentative de s’éloigner d’une explication purement matérialiste, qualifiant l’interactionnisme de « spéculation invérifiable ». Crick soutient que l’esprit est un produit exclusif de l’activité neuronale, réfutant ainsi toute notion de dualisme.
De plus, le philosophe Daniel Dennett, dans Consciousness Explained (1991), critique l’idée d’une interaction directe entre l’esprit et le cerveau, arguant que de telles théories compliquent inutilement l’étude de la conscience. Selon Dennett, les partisans du dualisme interactionniste, comme Popper et Eccles, ignorent les avancées récentes en intelligence artificielle et en neurosciences qui démontrent comment des processus matériels complexes peuvent donner naissance à des phénomènes mentaux.
Malgré ces critiques, Popper et Eccles ont influencé non seulement la philosophie et les neurosciences, mais aussi des domaines comme la théologie ou la psychologie clinique. Leur approche reste une invitation à combiner des perspectives scientifiques et philosophiques pour enrichir notre compréhension de la conscience humaine.
Des chercheurs contemporains, comme Bruno Gepner et Alexandre Ganoczy, poursuivent cet héritage en intégrant les perspectives de Popper et Eccles dans des contextes nouveaux.
Bruno Gepner, dans son article de 2003 intitulé « Relations psychisme-cerveau, dualisme interactionniste et gradient de matérialité », explore la manière dont les troubles neuropsychiques comme l’autisme peuvent être interprétés à travers une dynamique complexe entre le cerveau et l’esprit. Il postule notamment une hypothèse audacieuse : celle d’une éventuelle « cinquième dimension psychique » qui interagirait avec les structures neuronales. Gepner illustre cette idée en étudiant les particularités de l’autisme, qu’il décrit comme des déséquilibres dans cette interaction cerveau-esprit. Ces réflexions résonnent avec la théorie interactionniste de Popper et Eccles, mettant en avant l’impossibilité de réduire de tels phénomènes à des processus purement biologiques.
De son côté, Alexandre Ganoczy, dans son article de 2004 « Cerveau et conscience en anthropologie théologique », met en évidence le dialogue entre neurosciences modernes et foi. Ganoczy souligne que la théologie contemporaine doit tenir compte des avancées neuroscientifiques pour revisiter la compréhension du lien entre l’âme et le corps. Inspiré par les travaux de Popper et Eccles, il propose une vision où la conscience humaine transcende les explications purement matérielles, en s’inscrivant dans une dynamique qui intègre la matière et une dimension spirituelle. Ganoczy insiste sur l’importance de concevoir la conscience comme un phénomène reliant le tangible et l’immatériel, une idée qui rejoint les discussions centrales de The Self and Its Brain.
Un pont entre philosophie et neurosciences
The Self and Its Brain est une œuvre qui ne se contente pas de poser des questions complexes ; elle propose des réponses audacieuses et stimulantes. En combinant la rigueur philosophique de Karl Popper et l’expertise scientifique de John Eccles, ce livre offre une perspective unique sur la relation entre l’esprit et le cerveau.
Pour vous, lecteur, il ouvre une fenêtre sur un débat fondamental et intemporel : qu’est-ce que l’esprit humain ? Est-il simplement un produit du cerveau, ou existe-t-il quelque chose de plus grand, de plus mystérieux ?
Si ces questions vous intriguent, ce livre est une lecture incontournable qui pourrait changer votre façon de voir le monde et vous-même.
Références
Alexandre Ganoczy. (2004).« Cerveau et conscience en anthropologie théologique« . Recherches de Science Religieuse.
Bruno Gepner, (2003).« Relations psychisme-cerveau, dualisme interactionniste et gradient de matérialité ». Intellectica.
Crick, F. (1994). The Astonishing Hypothesis: The Scientific Search for the Soul. Simon & Schuster.
Daniel Dennett. (1991). « Consciousness Explained « .
Descartes, R. (1641). Méditations Métaphysiques.
Eccles, J. C. (1989). Evolution of the Brain: Creation of the Self. Routledge.
Popper, K., & Eccles, J. C. (1977). The Self and Its Brain: An Argument for Interactionism. Springer-Verlag.
Searle, J. (1992). The Rediscovery of the Mind. MIT Press.

Amine Lahhab
Réalisateur
Master en Réalisation- Ecole Supérieur de l'AudioVisuel (ESAV), Université de Toulouse.
License en Histoire- Université Hassan 2 de Casablanca.
DEUG en Philosophie- Université Hassan 2 de Casablanca.