Le fétiche : Quand les hommes créent le sacré
Dans un village yoruba, au cœur de ce que l’on appelle aujourd’hui le Nigéria, un vieil homme façonne avec minutie une statuette de bois, en y mettant toutes ses connaissances et sa sagesse. Il y insère des clous, y dépose des plumes et un peu de sang d’animal. Ce n’est pas un simple objet artisanal. C’est un fétiche. Le vieil homme ne l’a pas seulement fabriqué, il lui a insufflé une force. Il y croit. Et tout le village y croit avec lui. On lui parle, on le craint, on l’interroge. Il agit. Il vit. Il fait lien entre les hommes et les forces invisibles.
Mais qu’est-ce qu’un fétiche ? Une erreur de regard colonial ? Une survivance magico-religieuse ? Ou peut-être une idée moderne sous une apparence ancienne ? De la statuette sacrée à la marchandise capitaliste, de l’amulette à l’objet connecté, le fétiche est une notion aux multiples visages, un miroir de l’humanité elle-même. Voici son histoire.
Aux origines d’un malentendu
Le mot « fétiche » vient du portugais feitiço, dérivé de facticius en latin, signifiant « fabriqué, artificiel ». Quand les explorateurs portugais débarquent sur les côtes africaines au XVe siècle, ils sont fascinés et inquiets. Les objets qu’ils voient être l’objet d’un culte sont, à leurs yeux chrétiens, dépourvus d’âme ou de transcendance. Ces statues, pierres, sculptures reçoivent des offrandes, inspirent le respect, parfois la terreur. Pour les Portugais, ce sont des « fétiches » : des idoles fausses, des objets vides auxquels on prête une puissance surnaturelle.
C’est le premier glissement sémantique : le fétiche est un objet fabriqué à qui l’on accorde une valeur irrationnelle. En Europe, le mot devient vite une insulte cognitive : il désigne la superstition, la sauvagerie, l’éloignement de la Raison.
Le fétiche selon Charles de Brosses
En 1760, Charles de Brosses, magistrat et penseur français, publie Du culte des dieux fétiches. Il y théorise pour la première fois le fétichisme comme une forme primitive de religion. Pour lui, avant même les dieux, les humains ont adoré des objets. Le fétichisme est alors la première étape de l’évolution spirituelle de l’humanité.
Ce modèle évolutif, fondé sur une hiérarchie des cultures, sert à justifier la colonisation. Il oppose la pensée européenne rationnelle à la croyance primitive africaine. Pourtant, derrière ce regard condescendant, une véritable intuition anthropologique est née : les objets peuvent jouer un rôle spirituel, symbolique, politique.
Le fétiche selon Marx : la marchandise mystifiée
Un siècle plus tard, Karl Marx reprend le terme dans Le Capital (1867), mais lui donne un sens économique et critique. Il parle du « fétichisme de la marchandise » : les objets produits par le travail humain (comme un manteau ou un sac de blé) acquièrent une valeur propre, comme si cette valeur était naturelle et non le fruit d’une construction sociale.
Pour Marx, dans les sociétés capitalistes, les relations sociales entre les hommes prennent la forme de relations entre choses. L’objet devient mystique, autonome. Le travail qu’il contient est oublié. Il devient fétiche : il dissimule ses conditions de production, il fascine par sa valeur d’échange.
Ainsi, le fétiche n’est plus un objet africain magique, mais une chaîne de montage invisible, un magasin de luxe, une vitrine d’e-commerce. Ce que l’on vénère, ce n’est plus le sac en cuir, c’est la marque. L’aura. Le fantasme.
Marcel Mauss et le pouvoir symbolique des objets
Marcel Mauss, neveu dévoué de Durkheim, poursuit l’exploration dans une autre direction. Dans Essai sur le don (1925), il étudie le hau des Maoris, cette « force » qui habite les objets donnés. Pour Mauss, les objets ne sont jamais neutres. Ils sont porteurs de lien social, de dettes invisibles, de règles tacites.
Un collier offert, une pierre sacrée, un billet de banque : autant de formes de fétiches modernes qui construisent la société. Ce n’est pas l’objet lui-même qui importe, mais le réseau de significations, d’engagements et de croyances qui l’entoure.
Bruno Latour : les objets agissants
Le sociologue et philosophe Bruno Latour, dans Nous n’avons jamais été modernes (1991), renverse la perspective. Il critique la coupure entre sujet et objet, nature et culture, humain et non-humain. Pour lui, les objets ne sont pas passifs. Ils participent aux actions. Ils « font faire » des choses.
Un panneau stop, un passeport, une carte bancaire, un smartphone : tous sont des actants. Ils orientent, contraignent, autorisent. Le fétiche, chez Latour, devient la preuve que les objets ont toujours été mêlés à nos réseaux d’action. Il ne faut plus se moquer de ceux qui parlent à leur statue. Nous aussi, nous parlons à Siri, à ChatGPT, à nos interfaces.
Du bois sculpté à l’objet connecté
Aujourd’hui, un trader de Wall Street caresse une pièce de bitcoin virtuelle sur son écran. Il ne comprend pas la technologie blockchain, mais il y croit. Il y investit. Il sacrifie des nuits, des émotions, parfois sa santé. Comme le villageois d’autrefois, il fait confiance à un objet qu’il ne maîtrise pas entièrement. Il transfère son désir, sa peur, sa foi.
De la même façon, nous confions notre mémoire à un disque dur, nos émotions à un emoji, notre identité à une photo de profil. Le fétiche a changé de forme, mais pas de fonction. Il donne une présence à ce qui nous dépasse. Il met en forme l’invisible : la sacralité, la valeur, la confiance, l’échange.
Le fétiche, au-delà des représentations
Au terme de ce voyage à travers les strates de l’histoire et du symbolique, la figure du fétiche se révèle comme bien plus qu’un simple artefact. Elle devient un carrefour d’émotions, d’imaginaires et de représentations, où se condensent les peurs, les désirs, les tensions entre le rationnel et le magique. Si le fétiche paraît agir, c’est parce que certains regards lui prêtent ce pouvoir. Il ne possède pas intrinsèquement de force : il tire son énergie des significations que l’on projette sur lui.
Dans une perspective psychologique, le fétiche s’apparente à une construction mentale. Il incarne une tentative humaine de donner forme à l’invisible, de maîtriser l’incontrôlable, de créer du lien entre soi et le monde. Il émerge souvent dans les zones d’incertitude, de fragilité ou de transition, telles que les moments de crise, de passage, ou d’angoisse existentielle. C’est une réponse symbolique au besoin de sécurité, de cohérence et de transcendance.
Ce mécanisme s’exprime dès les premières années de la vie, dans ces objets transitionnels que l’enfant investit d’affection et de sens, véritables ancêtres symboliques du fétiche culturel ou rituel. À l’âge adulte, ces dynamiques ne disparaissent pas : elles se déplacent, se transforment, se collectivent parfois, mais continuent d’habiter nos imaginaires.
Sur le plan social, le fétiche joue un rôle de médiation. Il sert de repère, de catalyseur de croyances partagées, d’expression codée d’une identité ou d’un récit commun. Il peut rassembler comme il peut diviser, stabiliser comme il peut inquiéter. Dans tous les cas, il témoigne d’un rapport complexe à la représentation, au pouvoir, à la sacralisation.
En définitive, qu’on y croie ou non, le fétiche existe bel et bien dans l’univers symbolique des sociétés humaines. Il nous rappelle que ce que nous appelons réel est toujours tissé de représentations. Et que derrière chaque fétiche, se profile moins un objet qu’un besoin, moins une croyance qu’un agencement psychique. Le fétiche n’est peut-être qu’un miroir : il ne parle pas de lui, mais de nous.

Ahmed El Bounjaimi
Concepteur-rédacteur
Master en communication des organisations, université Hassan II.
Licence en philosophie de communication et champs publics, université Hassan II.