L’été de Proust : Quand le souvenir surgit des sens
Un jour d’hiver, dans une tasse de thé, un écrivain redécouvre le passé. À peine la madeleine trempée entre les lèvres, une vague de sensations le submerge : les dimanches à Combray, la voix de tante Léonie, la lumière chaude sur les murs, les parfums d’un été enfoui ressurgissent avec une intensité saisissante. Ce souvenir, resté inaccessible à la volonté, revient dans toute sa densité, non pas comme une image mentale distante, mais comme une expérience vécue à nouveau, complète, sensorielle, immersive.
Dans son roman, À la recherche du temps perdu, Marcel Proust décrit avec une précision presque phénoménologique cette reviviscence. Ce moment, devenu emblématique, dépasse le domaine littéraire, il donne à voir, avant l’heure, ce que les neurosciences contemporaines commencent à élucider. Pourquoi certaines sensations, un goût, une odeur, une texture, ravivent-elles des pans entiers de notre vie, avec plus de force et de fidélité que la mémoire volontaire ? Que se passe-t-il dans le cerveau quand un souvenir nous envahit sans prévenir, plus réel que le présent lui-même ?
Ce que Proust évoquait avec les mots, la recherche tente aujourd’hui de l’expliquer avec des images cérébrales et des modèles cognitifs. Loin d’être anecdotiques, ces souvenirs involontaires jouent un rôle central dans notre rapport au passé. Ils éclairent la manière dont les expériences sensorielles, notamment celles de l’été, saison des odeurs vives, des saveurs intenses et des sensations diffuses, s’inscrivent profondément dans la mémoire autobiographique.
Le coffre aux trésors des souvenirs
Certains souvenirs s’apparentent à des trésors enfouis, dormant dans un recoin du cerveau jusqu’à ce qu’un stimulus sensoriel, une odeur, un goût, une sensation, vienne en déverrouiller l’accès. Ce “coffre” s’ouvre facilement sous l’effet de l’activation spontanée d’un circuit sensoriel et émotionnel. La mémoire autobiographique, où sont conservées ces scènes riches en contexte personnel, en est le réceptacle. Elle s’inscrit dans la mémoire déclarative, mais se distingue par la vivacité de ses représentations et par le sentiment de revivre l’événement. C’est ce qui rend certaines scènes estivales si durables. Elles s’enregistrent à travers les sensations et les affects, et attendent parfois des années avant d’être réactivées.
Cette capacité à raviver un souvenir entier à partir d’une simple sensation ne repose pas seulement sur l’intensité perceptive, mais sur un tri actif que le cerveau effectue en permanence. Car toutes les expériences ne deviennent pas des souvenirs durables. Le cerveau filtre. Ce processus de sélection repose sur une évaluation subjective, fortement influencée par l’émotion. Lorsque l’intensité affective est élevée, une structure clé entre en jeu : l’amygdale. Elle détecte la valeur émotionnelle d’un événement (plaisir, peur, surprise) et transmet cette information à l’hippocampe, chargé de la consolidation mnésique. Plus l’interaction entre ces deux structures est forte, plus le souvenir s’ancre profondément.
Cette dynamique explique pourquoi certaines scènes estivales, vécues dans un contexte affectif intense, restent si présentes des années plus tard. Une simple stimulation sensorielle comme le parfum de la crème solaire, le chant des cigales, la chaleur sur la peau, suffit parfois à réactiver le souvenir dans son ensemble. Les recherches en neurosciences montrent que, lors de la réactivation d’un souvenir autobiographique, les régions impliquées dans la perception sensorielle, comme le bulbe olfactif ou le cortex auditif, s’activent conjointement avec les structures mnésiques telles que l’hippocampe et le cortex préfrontal médian. Ce couplage explique la richesse et la vivacité de ces souvenirs : ils ne sont pas seulement rappelés, ils sont rejoués mentalement, comme si le corps y participait à nouveau.
La mémoire autobiographique fonctionne ainsi comme un système sélectif, organisé autour de ce qui a provoqué une réaction corporelle forte. L’été, par la densité de ses stimulations sensorielles, agit comme un amplificateur mnésique. Et parfois, bien plus tard, dans le silence de l’hiver, une simple bouchée peut suffire à rouvrir ce coffre, et à faire ressurgir un monde oublié.
La voie directe vers le passé : L’empreinte olfactive et gustative
Parmi les nombreuses portes d’accès à nos souvenirs, certaines semblent plus puissantes que d’autres. L’odorat et le goût occupent une place particulière dans ce système. Contrairement aux autres modalités sensorielles, les informations olfactives ne transitent pas par le thalamus, mais accèdent directement aux structures du système limbique, notamment l’amygdale et l’hippocampe. Cette organisation anatomique unique crée un lien immédiat entre la perception et l’émotion, favorisant la réactivation spontanée de souvenirs anciens. Ce raccourci neuronal pourrait expliquer pourquoi certaines saveurs ou odeurs nous ramènent si soudainement à des épisodes éloignés, souvent liés à l’enfance. Ce pouvoir évocateur particulier souligne le rôle distinct que joue la mémoire olfactive dans la reconstruction autobiographique.
Ainsi, les circuits sensoriels ne sont pas égaux devant la mémoire. L’odeur d’un plat, le goût d’un fruit d’été ou le parfum d’une maison d’enfance peuvent constituer des clés puissantes, capables de rouvrir des scènes entières de notre passé. Dans le cas de Proust, comme dans de nombreuses expériences quotidiennes, ce sont précisément ces sensations gustatives et olfactives qui réactivent le plus intensément le « coffre aux trésors » de la mémoire.
Quand l’été renforce l’empreinte mnésique
Si certaines sensations activent la mémoire avec autant de puissance, c’est aussi parce qu’elles sont encodées dans des contextes particulièrement propices à la consolidation. C’est notamment le cas de l’été. Au-delà des stimuli spécifiques comme les odeurs ou les goûts, la saison elle-même agit comme un modulateur de la mémoire. Chaleur ambiante, luminosité prolongée, détente corporelle : l’environnement estival constitue un terrain fertile pour renforcer l’ancrage des expériences vécues.
Cette influence saisonnière a été explorée par un psychologue suédois, Knez, de l’université de Göteborg, spécialiste en psychologie environnementale. Dans une expérience menée auprès d’adultes, les participants étaient invités à évaluer leurs souvenirs personnels en fonction du contexte dans lequel ils s’étaient formés. Les résultats montrent que les épisodes associés à des environnements chauds et lumineux sont perçus comme plus agréables, plus détaillés et plus marquants que ceux liés à des périodes froides ou sombres. Ce décalage s’explique en partie par l’effet de la lumière naturelle sur la régulation neurochimique. L’exposition prolongée au soleil stimule la production de sérotonine, un neuromodulateur impliqué dans l’humeur, l’attention et la mémorisation. Parallèlement, les températures modérées de l’été favorisent un état de détente corporelle, propice à l’encodage efficace des expériences vécues. Ainsi, l’environnement saisonnier ne se contente pas de colorer nos souvenirs, il influence directement la manière dont ils s’impriment dans le cerveau.
De Proust aux neurosciences, une mémoire incarnée
Le paradigme proustien inspire aujourd’hui des approches expérimentales qui cherchent à reproduire en laboratoire les conditions de réactivation spontanée des souvenirs autobiographiques. Ces recherches confirment que les stimulations sensorielles, en particulier olfactives et gustatives, mobilisent des réseaux cérébraux spécifiques qui facilitent une remémoration vivace, émotionnelle et contextuelle. Ce type de mémoire, dit involontaire, complète la compréhension plus classique de la mémoire volontaire et ouvre de nouvelles pistes pour les sciences cognitives. Dans les troubles neurodégénératifs, les altérations précoces de l’olfaction sont aujourd’hui considérées comme des marqueurs sensibles du déclin cognitif, notamment dans la maladie d’Alzheimer. Une perte de l’odorat (anosmie partielle ou complète) précède souvent les troubles mnésiques, et témoigne d’une atteinte des circuits limbiques impliqués dans la mémoire épisodique. Toutefois, certaines odeurs familières, lorsqu’elles sont encore perçues, peuvent conserver un pouvoir évocateur résiduel, et sont utilisées dans des programmes de stimulation sensorielle visant à susciter des réminiscences affectives et renforcer l’ancrage identitaire des patients.
Dans le champ des troubles psychotraumatiques, comme le SSPT, la mémoire involontaire révèle un autre visage : celui d’une réactivation incontrôlée, intrusive et douloureuse. Une simple odeur, un goût ou une texture peuvent agir comme un “détonateur sensoriel” et raviver un souvenir traumatique enfoui, en contournant les filtres de la mémoire volontaire. Mieux comprendre ces mécanismes permet d’affiner les stratégies thérapeutiques, en identifiant les déclencheurs sensoriels et en développant des approches de désensibilisation ou de réintégration sensorielle progressive.
Un siècle après la mort de Marcel Proust, ses intuitions littéraires trouvent un écho inattendu dans les laboratoires de neurosciences. Ce que ses phrases longues et sinueuses avaient pressenti, les circuits neuronaux commencent à le confirmer. Nos souvenirs les plus profonds ne viennent pas quand on les appelle, mais quand une simple sensation ravive le passé sans qu’on l’ait cherché. Comprendre ces mécanismes, c’est aussi ouvrir la voie à de nouvelles manières de soigner, de prévenir l’effacement, ou de réconcilier le présent avec un passé parfois silencieux.
Références
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Knez, I. (2006). Autobiographical memories for places. Environment and Behavior, 38(1), 83–106.
Levine, B., Svoboda, E., Hay, J. F., Winocur, G., & Moscovitch, M. (2004). Aging and autobiographical memory: Dissociating episodic from semantic retrieval. Journal of Cognitive Neuroscience, 14(3), 495–510

Sara Lakehayli
Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap.
Professeur à l'école supérieure de psychologie