Les Derviches tourneurs : Plongée dans les états modifiés de conscience
Depuis des siècles, sous les coupoles des anciens tekke, baignés dans l’écho des vers de Rumi, des hommes en longues tuniques blanches tournoient inlassablement, leurs bras prolongent leur corps et tentent de toucher le ciel. Ils ne dansent pas pour le spectacle, mais pour s’abandonner au souffle du divin, disparaître dans l’extase du mouvement. Leur rituel, appelé Sema, n’est pas une simple chorégraphie : c’est un passage, une porte entrouverte vers une réalité élargie, un état de conscience transformé par la spirale de leur rotation.
Reconnaissant la profondeur spirituelle et culturelle de cette tradition, l’UNESCO a inscrit en 2008 le « Sema, cérémonie Mevlevi » au patrimoine culturel immatériel mondial. Mais au-delà du symbole, que se passe-t-il réellement dans l’esprit et le corps de ces derviches tourneurs ? Comment le tournoiement peut-il abolir les frontières du moi et plonger l’être dans un état de grâce ?
Les neurosciences et la psychologie commencent à peine à décrypter les mystères de ces états modifiés de conscience. En explorant les effets de la rotation sur le cerveau et la perception, nous tenteront de découvrir comment le Sema unit mouvement, spiritualité et transformation intérieure.
Les Derviches tourneurs : Origines et significations spirituelles
L’histoire des derviches tourneurs plonge ses racines dans le XIIIᵉ siècle, au cœur du soufisme et de la poésie mystique. Leur tradition remonte à Jalâl al-Dîn Rûmî, ce maître spirituel persan dont les vers exaltent l’amour divin et l’abandon de soi. Fondateur de l’ordre Mevlevi, Rûmî voyait dans la danse un moyen d’atteindre l’illumination. Depuis, à travers les siècles et les empires, le Sema a traversé le temps sans jamais perdre sa puissance spirituelle.
Dans la pénombre des tekke, au son lancinant du ney et du tambour, les derviches tourneurs s’élancent dans une danse qui semble défier le temps. Drapés de leurs longues robes blanches, ils commencent par une lente inclinaison de la tête, symbole de l’humilité face au divin, puis, dans un élan maîtrisé, leurs corps s’animent dans une spirale infinie. Ce tournoiement n’a rien d’un simple mouvement : c’est une ascension, une dissolution du moi dans le flot de l’univers. Chaque rotation devient une méditation silencieuse, une offrande où l’être s’efface pour laisser place au souffle divin.
Le rituel suit une structure précise, empreinte de symbolisme : le manteau noir dont ils se délestent avant de tourner représente l’abandon de l’ego, la robe blanche évoque le linceul, et chaque pas marque une progression vers l’illumination. La main tournée vers le ciel reçoit l’énergie divine, l’autre, dirigée vers la terre, la redistribue au monde. Dans cette oscillation entre le visible et l’invisible, les derviches incarnent le mouvement perpétuel de la création et du retour vers l’Unité.
Aujourd’hui encore, ce rituel continue de séduire et d’attirer des disciples en quête d’élévation. Mais qu’arrive-t-il au cerveau lorsqu’il est soumis à cette rotation incessante ? Comment le tournoiement transforme-t-il la perception et l’état de conscience ? C’est ce que les neurosciences essayent de révéler.
La neurobiologie de la rotation : Comment le corps et le cerveau réagissent ?
Le système vestibulaire et l’équilibre
Lorsque les derviches entament leur tournoiement, un dialogue subtil s’engage entre leur corps et l’espace. Chaque rotation met à l’épreuve le systèmevestibulaire, ce chef d’orchestre de l’équilibre niché au creux de l’oreille interne. D’ordinaire, une telle spirale prolongée provoquerait vertige et perte de repères, mais ici, quelque chose d’étonnant se produit : au fil des tours, le corps apprend, s’ajuste, apprivoise la rotation. L’oreille interne, chargée de stabiliser nos mouvements, cesse peu à peu d’interpréter cette danse comme un déséquilibre. Le tournoiement, au lieu d’être une agression sensorielle, devient un rythme naturel, une cadence maîtrisée où l’ivresse du mouvement ne mène pas à la chute, mais à une forme d’harmonie entre l’homme et l’univers qui l’entoure.
Le cortex cérébral et la perception spatiale
Le cerveau est une architecture en perpétuelle évolution, sculptée par l’expérience et la répétition. Lorsqu’un mouvement est exécuté encore et encore, ce n’est pas seulement le corps qui s’adapte, mais aussi les circuits neuronaux qui le commandent. Le cortex pariétal, clé de voûte de la perception spatiale et du contrôle moteur, se remodèle sous l’effet de la pratique, optimisant la coordination et la fluidité du geste. C’est ainsi que les danseurs, les acrobates et les athlètes développent une cartographie cérébrale plus fine du mouvement, leur permettant d’affiner leur précision et de dépasser les limites de l’équilibre ordinaire.
Chez les derviches tourneurs, cet entraînement répété pourrait induire une plasticité neuronale spécifique, où le cerveau ajuste en permanence ses connexions pour mieux anticiper et intégrer la rotation. Le système vestibulaire, bien qu’essentiel, ne suffit pas à expliquer cette maîtrise du tournoiement ; c’est bien le cortex cérébral, par sa capacité d’adaptation, qui permet aux pratiquants du Sema d’exécuter ces rotations prolongées sans confusion ni perte de repères. En façonnant de nouvelles interactions entre perception, motricité et orientation spatiale, le cerveau des derviches tourneurs semble se réinventer au rythme du mouvement, repoussant les frontières de la stabilité et du contrôle sensorimoteur.
Les neurotransmetteurs et le sentiment d’extase
Lorsque les derviches entrent dans leur tournoiement, leur corps s’abandonne au mouvement, mais il n’est pas le seul, leur cerveau s’ouvre aussi à une subtile alchimie. Chaque rotation, chaque cadence régulière, semble activer un mécanisme profond où plaisir et extase émergent à travers un jeu complexe de neurotransmetteurs. Des recherches ont montré que les activités physiques répétitives et rythmées, comme la danse, stimulent la libération de dopamine et d’endorphines, ces messagers chimiques du bien-être qui baignent le cerveau d’une sensation de légèreté et d’euphorie.
La danse, notamment, est connue pour éveiller le système de récompense, déclenchant une sécrétion accrue d’ocytocine, l’hormone du lien et de la connexion, ainsi que de dopamine, associée à la motivation et au plaisir. De même, des études sur la méditation profonde ont révélé que certaines pratiques contemplatives peuvent induire la production de molécules favorisant des états d’extase et de sérénité.
Bien que la science n’ait pas encore pleinement exploré les effets neurochimiques du Sema, il est tentant de le rapprocher de ces états altérés de conscience. L’enchaînement hypnotique des rotations, la régularité du mouvement et l’engagement total du corps pourraient engendrer une libération accrue de ces substances, expliquant cette impression d’élévation et de fusion avec le cosmos rapportée par ceux qui pratiquent cette danse.
DMN et la dissolution du soi
Notre cerveau fonctionne en permanence, même lorsque nous ne faisons rien de particulier. Lorsqu’on est perdu dans nos pensées, en train de se remémorer un souvenir, de s’inquiéter pour l’avenir ou simplement de réfléchir à soi-même, une partie spécifique du cerveau s’active : c’est ce qu’on appelle le Default Mode Network (DMN) ou réseau du mode par défaut. Ce réseau est responsable de notre sentiment d’identité, de notre perception du temps et de la narration intérieure qui accompagne nos pensées au quotidien.
Cependant, certaines expériences peuvent ralentir voire inhiber l’activité de ce réseau, entraînant une modification de notre perception de soi. C’est le cas lors de pratiques méditatives profondes, de la transe, ou encore du Sema pratiqué par les derviches tourneurs. En tournoyant de manière prolongée, leur attention se détache progressivement des pensées habituelles. Au lieu de se focaliser sur eux-mêmes, ils entrent dans un état où la sensation d’être une entité distincte s’atténue.
Cette « dissolution du soi » est une caractéristique fréquente des états modifiés de conscience, observée aussi bien dans la méditation, l’hypnose ou même dans certaines expériences psychédéliques. Les neurosciences ont montré que lorsque le DMN est désactivé, les individus peuvent ressentir une profonde sensation d’unité avec leur environnement, comme s’ils faisaient partie d’un tout plus vaste. Pour les derviches tourneurs, ce phénomène pourrait expliquer pourquoi le Sema est décrit comme une expérience mystique et spirituelle, où le pratiquant se sent transporté au-delà des limites de son ego.
Psychologie de la transe : États modifiés de conscience et expériences subjectives
Lorsque les derviches tourneurs s’abandonnent à la spirale infinie du Sema, ils franchissent un seuil invisible, un passage où le temps s’étire, se dilate ou disparaît entièrement. Ce phénomène, bien connu des chercheurs, rappelle les états de transe observés dans diverses pratiques comme l’hypnose, la méditation transcendantale ou les expériences psychédéliques. Dans chacun de ces cas, la perception de la réalité se métamorphose : l’attention se détache du monde extérieur, le sens du moi s’efface, et un sentiment de fusion avec l’instant s’installe.
L’un des aspects les plus intriguant du Sema réside dans son lien avec l’état de flow, un concept développé par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi. Cet état mental, souvent décrit par les artistes, les musiciens ou les sportifs de haut niveau, survient lorsque l’individu est totalement absorbé par son activité, dans une concentration si intense que tout effort semble disparaître. Dans cet état, les pensées parasites s’évanouissent, la fatigue s’efface, et seul demeure un équilibre parfait entre action et conscience, où chaque mouvement découle naturellement du précédent.
Chez les derviches tourneurs, cet état d’immersion totale est amplifié par la régularité du tournoiement, la musique lancinante et le rituel millénaire qui accompagne leur danse. Ce lâcher-prise absolu s’accompagne d’une transformation profonde de la perception temporelle : certains décrivent une sensation d’éternité, d’autres la disparition complète de toute notion de passé ou de futur.
Ainsi, à travers la transe du Sema, les derviches touche à une expérience que l’on retrouve dans d’autres états modifiés de conscience : un voyage intérieur, où la frontière entre soi et le monde semble s’effacer, et où seul demeure le rythme hypnotique du tournoiement, comme un écho au mouvement du cosmos.
Le mouvement comme outil thérapeutique : Danse et régulation émotionnelle
La danse comme régulateur de l’humeur
Le corps en mouvement est un langage, une catharsis, une brèche vers l’apaisement intérieur. Danser, c’est laisser le corps exprimer ce que les mots taisent, c’est traduire les tensions et les émotions en un flux harmonieux. Et depuis des siècles, le Sema des derviches tourneurs incarne cette libération où le tournoiement devient un souffle réparateur, un élan vers un état de profond bien-être.
Comme d’autres pratiques rythmiques, le Sema agit directement sur la chimie du cerveau. En stimulant la libération de dopamine et d’endorphines, il active les circuits du plaisir et de la récompense, induisant une sensation d’euphorie et d’apaisement. Ce n’est pas un simple ressenti subjectif : des études sur la danse-thérapie ont démontré son efficacité dans la réduction du stress, de l’anxiété et des symptômes dépressifs. Le mouvement devient un dialogue avec soi-même, un moyen de transformer les tensions internes en une dynamique fluide et équilibrée.
Dans le silence des cabinets de thérapie, la parole est parfois insuffisante pour apaiser les blessures profondes. Le corps se souvient, bien avant que l’esprit ne verbalise, et c’est ici que le mouvement prend tout son sens. La danse-thérapie, de plus en plus utilisée en psychiatrie et en psychothérapie, permet d’explorer ces mémoires enfouies en contournant les blocages du langage. Des formes de méditation dynamique, inspirées du Sema, sont aujourd’hui pratiquées pour aider à réguler l’émotionnel, en particulier chez les personnes souffrant de troubles anxieux, de stress post-traumatique ou de troubles de l’humeur.
L’idée sous-jacente est simple : lorsque le corps trouve son équilibre dans le mouvement, l’esprit suit. Les rotations, les ondulations et les gestes rituels permettent de canaliser les dynamiques émotionnelles et cognitives et d’ancrer l’individu dans l’instant présent, favorisant une reconnexion entre le corps et l’esprit.
Comme le yoga ou la méditation en pleine conscience, la danse soufie engage un état de présence totale. Elle n’est pas seulement une pratique spirituelle, mais aussi une discipline d’écoute du corps, où chaque mouvement devient une respiration, chaque geste une intention.
Dans un monde où les émotions sont souvent réprimées ou mal comprises, ces pratiques dont lesquelles s’inscrit le Sema, offrent à leurs adeptes une voie d’expression et de recentrage. Elles les aident à mieux percevoir les signaux corporels, à reconnaître des émotions sans les juger et à rétablir une harmonie intérieure.
Ainsi, bien au-delà d’un rituel mystique, la danse des derviches tourneurs s’inscrit dans une véritable dynamique thérapeutique, où la répétition du mouvement devient un moyen d’atteindre la sérénité, d’apaiser le mental et de redécouvrir l’équilibre fragile mais essentiel entre le corps, l’émotion et la conscience.
Le tournoiement des derviches demeure une énigme, une expérience qui échappe aux cadres rigides de la science autant qu’elle fascine ceux qui l’observent. Ce que ressentent réellement ceux qui s’abandonnent au mouvement du Sema ne peut être totalement saisi par des mesures cérébrales ou des analyses biomécaniques. Le vertige disparaît, le temps se dilate, l’ego semble s’effacer – mais ce vécu reste profondément subjectif, ancré dans un cadre culturel et spirituel difficile à disséquer uniquement sous l’angle des neurosciences.
Pourtant, si la science peine encore à percer les mécanismes précis de cet état modifié de conscience, les effets thérapeutiques du mouvement, eux, sont bien réels. L’impact de la danse sur la régulation émotionnelle, la plasticité cérébrale et la libération de neurotransmetteurs est aujourd’hui largement documenté. Mais qu’en est-il de ces pratiques où le mouvement devient rituel, où l’on danse non pas pour s’exprimer, mais pour transcender le soi ?
Il reste tant à comprendre sur les liens entre le corps et l’esprit, entre la répétition du geste et l’altération de la conscience. Peut-être le Sema nous rappelle-t-il que la science, aussi avancée soit-elle, ne peut encore tout expliquer. Et c’est précisément dans ces interstices du savoir, entre le mesurable et l’inexplicable, que réside l’inépuisable mystère de l’humain.
Références
Alberto Fabio Ambrosio (2010). Vie d’un derviche tourneur : Doctrine et rituels du soufisme au XVIIe siècle. Paris : CNRS Éditions.
Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow: The Psychology of Optimal Experience. New York : Harper & Row.
Feuillebois, Eve & Ambrosio, Alberto & Zarcone, Thierry. (2016). Les derviches tourneurs, doctrine, histoire et pratiques, Paris : Cerf, 2006, 202 p
Réalisateur
Master en Réalisation- Ecole Supérieur de l'AudioVisuel (ESAV), Université de Toulouse.
License en Histoire- Université Hassan 2 de Casablanca.
DEUG en Philosophie- Université Hassan 2 de Casablanca.