Les Bîmâristâns : Un autre regard sur le Moyen Âge

L’image qu’on se fait des hôpitaux médiévaux est souvent bien sombre, réduite à des lieux insalubres et soins rudimentaires. Cette perception, largement biaisée, occulte une réalité bien plus nuancée, particulièrement dans le monde musulman. Contrairement aux idées reçues et simpliste sur le moyen Âge, la civilisation islamique médiévale a connu une période d’extraordinaires avancées médicales, incarnées par les bîmâristâns, des institutions complexes et innovantes qui redéfinissent notre compréhension des soins de santé de l’époque. Loin de se limiter à un simple hébergement des malades, ces établissements, dont le nom signifie littéralement « lieu de soins », représentaient des centres médicaux complets, véritables phares de la recherche et de la pratique médicale. Leur apparition marque un tournant majeur dans l’histoire de la médecine, avec des implications durables pour les pratiques médicales futures.

L’essor des Bîmâristâns : Un contexte historique et religieux

L’émergence des Bîmâristâns au sein de la civilisation islamique médiévale ne saurait être comprise sans tenir compte d’un contexte historique et religieux unique. L’expansion rapide de l’Islam à partir du VIIe siècle a favorisé un vaste réseau d’échanges culturels et scientifiques, rassemblant et préservant des connaissances médicales provenant de diverses traditions. Les savants musulmans ont activement traduit et commenté les œuvres médicales grecques (Hippocrate, Galien), persanes (Avicenne, Rhazes), et indiennes, les intégrant et les enrichissant par leurs propres observations cliniques et recherches. Cette dynamique intellectuelle, stimulée par le mécénat éclairé de nombreux dirigeants musulmans, a jeté les bases d’un système de soins de santé innovant et organisé.

L’influence de la religion islamique elle-même est fondamentale. L’islam valorise la charité, la compassion et le soin des malades, des valeurs profondément ancrées dans les enseignements du Coran et de la Sunna. Cette conception spirituelle de la santé et du bien-être a largement contribué à l’essor des Bîmâristâns, qui sont souvent perçus comme une expression concrète de ces valeurs religieuses. La construction et le fonctionnement de ces hôpitaux étaient souvent motivés par un désir de servir la communauté et de répondre à un besoin social crucial, ce qui a encouragé les mécènes à investir massivement dans ces institutions.

Parmi les figures clés ayant soutenu la construction et le développement des Bîmâristâns, on retrouve des califes, des sultans, et des gouverneurs influents, souvent mus par une volonté de laisser une marque durable sur leur règne et de renforcer leur légitimité.

Le premier Bîmâristân, dont l’ouverture précise est sujet à débat mais généralement situé au VIIIème siècle à Damas ou à Bagdad (certaines sources proposent même la construction d’un premier Bîmâristâns à Gunbad-e Qabus au Xème siècle), témoigne de l’engagement précoce de la civilisation islamique en faveur du soin et de la recherche médicale. Ce pionnier a pavé la voie à la construction de nombreux autres établissements similaires à travers le monde musulman, contribuant de manière significative à la préservation et au développement des connaissances médicales antiques et à leur transmission vers l’Europe.

A Bagdad, sous le califat abbasside entre le VIIIe et le XIIIe siècles, plusieurs Bîmâristâns ont fonctionné à Bagdad, dont celui fondé par le vizir Nizam al-Mulk, associé à un hôpital qui comprenait des salles pour les différents types de maladies, des pharmacies et des logements pour le personnel et les patients. Des descriptions détaillées de ces établissements, ainsi que des mentions dans les écrits de médecins comme Al-Razi (Rhazes), témoignent de leur importance.

Damas, une autre ville phare de la civilisation musulmane a vu naître sous les différents règnes (VIIIe siècle et suivants), des Bîmâristâns importants, ils ont été construits et financés par différents dirigeants, dont certains liés à des institutions religieuses (waqfs). Des témoignages archéologiques et littéraires confirment leur existence et leur rôle dans la vie de la ville.

Le Caire aussi, sous les Mamelouks (XIIIe-XVIe siècles), a accueilli de nombreux Bîmâristâns, souvent associés à des mosquées ou des complexes religieux. Ces hôpitaux étaient considérés comme des œuvres pieuses et témoignent d’un mécénat important. L’hôpital Mansouri à al-Mansuriyya est un exemple bien documenté.

A l’Ouest, Marrakech la ville ancestrale du grand Maghreb, a connu sous le règne des Almoravides et des Almohades (XIe-XIIe siècles),la présence de nombreux hôpitaux. Les écrits, bien que les détails soient moins nombreux, mentionnent cette existence, reflétant l’importance accordée à la médecine dans cette importante ville.

L’Andalousie musulmane, haut lieu de culture et de prospérité, a connu une période d’épanouissement intellectuel et scientifique sans précédent. Cette grandeur, manifestée par des centres urbains florissants comme Cordoue, Séville et Grenade, a indéniablement eu un impact majeur sur le développement de la médecine. La présence de figures médicales de renommée internationale telles qu’Avenzoar et Averroès, exerçant à Séville et Cordoue, témoigne d’un niveau de sophistication médicale avancé. Bien que l’on ne retrouve pas de preuves directes de Bîmâristâns au sens strict du terme, l’ampleur du mécénat, le système des waqfs finançant des œuvres de bienfaisance, et les liens étroits avec le monde médical musulman où les bîmâristâns étaient omniprésents, rendent plausible l’existence de structures similaires, assurant un haut niveau de soins médicaux à la population andalouse.

Il faut noter qu’au-delà des souverains, de nombreux riches marchands, notables et philanthropes ont également participé au financement et à la gestion des bîmâristâns, témoignant de l’engagement collectif envers le bien-être public. Ces contributions financières ont permis non seulement la construction des bâtiments, mais aussi l’embauche de personnel médical qualifié, l’acquisition de médicaments et d’instruments, et le financement de la recherche médicale. L’histoire des bîmâristâns est donc intrinsèquement liée à l’histoire du mécénat et de la philanthropie au sein du monde musulman médiéval.

Les Bîmâristâns et la santé mentale

Les Bîmâristâns, bien plus que de simples hôpitaux, étaient des centres médicaux complets offrant une gamme de services dépassant largement les soins physiques. Pour comprendre leur fonctionnement, il faut imaginer des complexes architecturaux sophistiqués, comme ceux de Bagdad, Damas ou Le Caire, comprenant des salles de soins spécialisées, des pharmacies soigneusement approvisionnées en remèdes végétaux, minéraux et animaux, des salles d’opération (si besoin), des bibliothèques abritant des ouvrages médicaux précieux, et des salles de cours pour la formation des étudiants. L’hébergement, la nourriture et un soutien spirituel étaient souvent fournis, témoignant d’une approche holistique de la santé qui intégrait le bien-être du patient dans sa globalité.

Cette approche holistique accordait une importance significative à la santé mentale, même en l’absence de concepts modernes de maladie mentale. La médecine de l’époque reconnaissait profondément l’interconnexion entre l’esprit et le corps. Les troubles mentaux, perçus comme des déséquilibres, étaient traités par une approche multidisciplinaire. Des régimes alimentaires spécifiques, adaptés à la constitution et à l’état du patient, étaient prescrits. L’activité physique, choisie en fonction de la condition, jouait un rôle essentiel. La musique, considérée comme une thérapie apaisante, était fréquemment utilisée. Des formes d’art-thérapie, telles que la calligraphie ou la peinture, pouvaient être proposées pour favoriser l’expression et la relaxation. Des « conversations thérapeutiques », précurseurs de la psychothérapie moderne, étaient menées par des médecins expérimentés comme Avicenne, dont les écrits montrent une compréhension fine des états émotionnels et de leur influence sur la santé physique. L’objectif était de soulager la souffrance et d’améliorer la qualité de vie du patient, en utilisant des méthodes visant à harmoniser le corps et l’esprit.

Le personnel médical, quant à lui, il était diversifié en termes d’origine et de spécialités, il comprenait des médecins (physiciens) diagnostiquant et traitant les maladies, des chirurgiens pratiquant des interventions parfois complexes, des pharmaciens préparant et administrant les médicaments, des infirmiers assurant les soins directs aux patients, et des administrateurs gérant l’organisation du Bîmâristâns.

La gratuité des soins était souvent assurée pour les malades démunis, tandis que des patients plus fortunés pouvaient bénéficier de chambres privées et de services supplémentaires. Cette structure inclusive témoigne de l’engagement des Bîmâristâns envers le bien-être de toute la population, physiquement et mentalement.

 L’héritage des Bîmâristâns

Les bîmâristâns, véritables institutions médicales du monde médiéval musulman, ont laissé un héritage profond et durable qui a influencé le développement de la médecine bien au-delà des frontières du monde islamique. Leur impact s’est étendu jusqu’en Europe, où leur modèle a joué un rôle clé dans l’évolution des systèmes de soins de santé. Les bîmâristâns, avec leur approche holistique intégrant soins physiques et mentaux, ont posé les bases d’une médecine humaniste et organisée. Leur structure, qui incluait des salles spécialisées, des pharmacies, des bibliothèques et des programmes de formation pour les médecins, a inspiré la création des premiers hôpitaux modernes en Europe, comme l’Hôtel-Dieu à Paris ou Santa Maria della Scala à Sienne. Ces institutions médiévales musulmanes ont également introduit des pratiques novatrices, telles que la séparation des patients selon leurs pathologies, une idée qui reste centrale dans les hôpitaux contemporains.

Un aspect particulièrement remarquable des bîmâristâns était leur prise en charge des maladies mentales, une approche révolutionnaire pour l’époque. Les patients souffrant de troubles psychiques y étaient traités avec compassion et dignité, bénéficiant de thérapies incluant musique, discussions et activités apaisantes. Cette vision préfigurait les principes des centres psychiatriques modernes, où l’accent est mis sur le bien-être global du patient plutôt que sur son isolement. Aujourd’hui, les centres de santé mentale s’efforcent de réintégrer des pratiques similaires, comme l’art-thérapie ou la méditation, rappelant ainsi les méthodes innovantes des bîmâristâns. Cette ressemblance souligne à quel point ces institutions médiévales étaient en avance sur leur temps.

Enfin, il est essentiel de réévaluer l’histoire de la médecine en reconnaissant pleinement la contribution des bîmâristâns et des savants musulmans du Moyen Âge. Leur héritage ne se limite pas à des avancées techniques ou organisationnelles ; il incarne une vision humaniste de la médecine, où soigner est autant une science qu’un art. En redécouvrant cet héritage, nous pouvons mieux apprécier les racines multiculturelles de la médecine moderne et inspirer de nouvelles approches pour les défis sanitaires actuels. Les bîmâristâns ne sont pas seulement un chapitre de l’histoire ; ils sont une source d’inspiration intemporelle pour l’avenir des soins de santé.

Références

Avicenne (Ibn Sina) (1025). “The Canon of Medicine (Al-Qanun fi al-Tibb)”.

Dols, Michael W. (1987). “The Origins of the Islamic Hospital: Myth and Reality”. Bulletin of the History of Medicine, 61(3), 367-390. 

Horden, Peregrine (2008). “Hospitals and Healing from Antiquity to the Later Middle Ages”. Ashgate Publishing. 

Pormann, Peter E., and Savage-Smith, Emilie (2007). “Medieval Islamic Medicine”. Edinburgh University Press.

Ragab, Ahmed (2015). “The Medieval Islamic Hospital: Medicine, Religion, and Charity”. Cambridge University Press. 

Savage-Smith, Emilie (1996). “Medicine in Medieval Islam”. In The Cambridge History of Science, Volume 3. Cambridge University Press. 

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Réalisateur
Master en Réalisation- Ecole Supérieur de l'AudioVisuel (ESAV), Université de Toulouse.
License en Histoire- Université Hassan 2 de Casablanca.
DEUG en Philosophie- Université Hassan 2 de Casablanca.

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