Charcot, le maître des corps muets : Aux origines de la neurologie moderne
Un matin de décembre 1885, les bancs de l’amphithéâtre de la Salpêtrière sont pleins à craquer. Devant l’estrade, des médecins venus de Berlin, de Vienne, de Londres. À leurs côtés, des écrivains, des philosophes, des journalistes. Tous ont fait le déplacement à Paris pour assister à ce qu’on appelle déjà « les leçons du mardi ». Ce jour-là, une jeune femme entre dans la salle. Elle s’appelle Augustine. Elle est l’une des « hystériques » les plus célèbres de l’hôpital. On l’installe sur une table d’examen, sous les regards silencieux. Un médecin lui parle à voix basse. Quelques minutes plus tard, son corps se crispe. Sa respiration s’accélère. Ses membres se raidissent, puis se plient violemment. Son regard se fixe dans le vide, ses lèvres murmurent quelque chose d’inintelligible. Le silence dans l’amphithéâtre est total. Ce n’est pas une scène de théâtre. C’est une crise. Et tout le monde regarde.
Au centre, debout, impassible, un homme dirige la séance. Il ne hausse jamais la voix. Il décrit, commente, analyse. Il note la position des bras, la torsion du cou, la tension des paupières. Chaque mouvement, chaque spasme, devient un indice, un signe à interpréter. Il s’appelle Jean-Martin Charcot. Et dans ce lieu autrefois abandonné à la misère, il est en train de poser les bases d’une science nouvelle : la neurologie clinique.
Une science qui naît des marges
Charcot est né en 1825 dans une famille d’artisans parisiens. À la faculté de médecine, il se distingue par sa rigueur et son sens aigu de l’observation. Mais très vite, il s’éloigne des grandes théories abstraites. Ce qui l’attire, ce sont les tissus, les nerfs, les lésions. Il passe des heures à l’hôpital, à ausculter les corps, à les dessiner, à comprendre ce que les autopsies révèlent que les discours ignorent. En 1862, il obtient un poste de médecin en chef à la Salpêtrière. À l’époque, l’établissement est un monde clos. Près de cinq mille femmes y sont enfermées, dans des conditions souvent inhumaines. Certaines sont âgées, d’autres considérées comme « folles », beaucoup n’ont nulle part où aller. Ce lieu d’exclusion, Charcot va le transformer. Il y installe des salles d’observation, un amphithéâtre, une bibliothèque, un service de pathologie. Il exige des dossiers précis, des relevés réguliers, des dessins fidèles. Ce qui ressemblait à une prison devient peu à peu un hôpital de recherche.
Mais Charcot ne cherche pas seulement à soigner. Il veut comprendre. Ce qu’il traque, ce ne sont pas uniquement les symptômes, mais les lois qui les gouvernent. Pour lui, la maladie n’est pas un désordre arbitraire, c’est une structure, une logique, que l’on peut révéler si l’on observe assez longtemps. C’est cette conviction, exigeante et presque obsessionnelle, qui le pousse à faire de la Salpêtrière un haut lieu de la médecine moderne.
Faire parler le corps, sans mots
Ce sont les troubles dits fonctionnels, en particulier l’hystérie, qui cristallisent son attention. À l’époque, on réduit souvent ces symptômes à du théâtre, à de la manipulation ou de la simulation. Charcot refuse ces explications morales. Il montre que la souffrance peut être réelle, même en l’absence de lésion cérébrale visible. Il élabore une classification des phases hystériques, en détaillant chaque expression corporelle. Il tente d’établir un lien entre ces manifestations et des altérations fonctionnelles du système nerveux.
Les « Leçons du mardi » deviennent rapidement un rendez-vous incontournable de la vie médicale parisienne. On y assiste à la mise en scène clinique des symptômes, à leur dissection rigoureuse, parfois à leur reproduction sous hypnose. Ce théâtre étrange fascine autant qu’il divise. Mais pour un jeune médecin venu de Vienne, c’est une révélation. En 1885, Sigmund Freud obtient une bourse pour venir étudier auprès de Charcot. Pendant plusieurs mois, il assiste à ces démonstrations, prend des notes, traduit les textes de son maître en allemand.
Ce séjour marque un tournant décisif. Avant de créer la psychanalyse, Freud est d’abord un disciple de Charcot. Il découvre à Paris que l’hystérie n’est pas un simple jeu de simulation, mais un phénomène neurologique réel, obéissant à des mécanismes encore inconnus. C’est cette certitude, acquise sous l’influence de Charcot, qui servira plus tard de socle à ses propres recherches. Le transfert s’opère lentement : Charcot ouvre la voie par l’observation du corps, Freud en poursuivra l’écho dans les replis de la mémoire.
Quand la science contemporaine lui donne raison
Plus d’un siècle après sa mort, les travaux en neurologie fonctionnelle viennent confirmer ce que Charcot avait pressenti sans pouvoir encore le démontrer. À son époque, il n’existe aucun outil pour visualiser l’activité cérébrale en temps réel. Il ne peut compter que sur l’observation clinique, la rigueur de la description, et l’intuition scientifique. Pourtant, il défend déjà l’idée qu’une série de symptômes (convulsions, paralysies, pertes de voix, de sensibilité ou de coordination) ne relèvent ni de la simulation ni de la comédie, mais d’un trouble du fonctionnement cérébral, même en l’absence de lésion visible.
À cette période de l’histoire de la médecine, ces manifestations sont regroupées sous le terme d’hystérie, un mot aujourd’hui abandonné en raison de ses connotations sexistes et réductrices. Il servait à désigner un ensemble de troubles fréquemment observés chez les femmes : paralysies soudaines, anesthésies cutanées, crises cataleptiques ou épisodes de mutisme, le tout sans lésion organique identifiable. Les examens médicaux restaient silencieux, et pourtant, la souffrance était bien réelle. Là où beaucoup de ses contemporains y voyaient une simulation, une exagération ou un simple désordre émotionnel, Charcot perçoit un dysfonctionnement neurologique authentique. Il le pense non localisé dans une lésion anatomique visible, mais actif dans les circuits dynamiques du cerveau vivant.
Aujourd’hui, le regard médical a profondément changé. Le terme d’hystérie a été remplacé par celui de troubles neurologiques fonctionnels (TNF, ou Functional Neurological Disorders, FND). Cette nouvelle appellation reflète une avancée conceptuelle : il s’agit désormais de reconnaître ces troubles comme de véritables affections neurologiques, impliquant une altération du fonctionnement cérébral, sans qu’une cause structurelle soit décelable. Ce changement sémantique marque un tournant vers une compréhension plus fine, plus respectueuse, et scientifiquement fondée de ces symptômes longtemps marginalisés.
Ce que Charcot pressent à travers ses observations empiriques se voit aujourd’hui confirmé par la recherche contemporaine. En 2012, une étude publiée dans The Lancet Neurology par Simon Wessely, Jon Stone et Anthony David, trois figures majeures de la neuropsychiatrie britannique, met en lumière que près de 15 % des patients reçus en consultation de neurologie présentent ce type de symptômes : des troubles moteurs ou sensoriels invalidants, pour lesquels aucune anomalie structurelle ne peut être identifiée. Leurs IRM sont normales, leurs électroencéphalogrammes également, et pourtant, les manifestations sont bien là : paralysies, tremblements, cécités transitoires, pertes de conscience inexpliquées. Longtemps négligés, ces patients sont aujourd’hui mieux compris, et leur souffrance enfin reconnue comme légitime, au-delà du visible.
Ce tournant est en grande partie lié aux avancées de l’imagerie cérébrale fonctionnelle, notamment l’IRMf, qui permet d’observer l’activité du cerveau en action. Contrairement aux techniques classiques, qui montrent la structure du cerveau, l’IRM fonctionnelle permet d’observer en temps réel les régions activées lors de l’exécution, ou de la tentative d’exécution, d’un mouvement. C’est dans ce cadre qu’une équipe de l’Université d’Édimbourg, publie une autre étude la même année dans la revue Brain. En comparant des patients souffrant de paralysie fonctionnelle à des sujets sains, ils identifient une activité atypique dans les zones motrices et préfrontales, notamment celles impliquées dans le contrôle volontaire du mouvement et dans l’attention dirigée vers le corps.
En clair, chez ces patients, le cerveau fonctionne comme si le mouvement était bloqué, non pas parce que les muscles ou les nerfs sont endommagés, mais parce que les circuits cérébraux chargés du contrôle volontaire n’envoient pas le signal approprié. Le geste est bel et bien programmé, l’intention d’agir est présente, mais elle ne se traduit pas en exécution motrice. Le cerveau prépare l’action, mobilise les réseaux impliqués dans le mouvement, mais le passage à l’acte ne s’effectue pas. C’est comme si la commande restait suspendue, empêchée d’atteindre sa cible. Ainsi, comme l’avait pressenti Charcot, le symptôme n’est pas imaginaire. Il s’inscrit dans une organisation neurofonctionnelle différente, où la volonté et l’automatisme ne parviennent plus à coopérer.
Plus récemment, en 2024, une étude scientifique a mis en lumière un aspect souvent négligé dans la compréhension des troubles fonctionnels : l’interoception, c’est-à-dire la capacité du cerveau à percevoir et interpréter les signaux internes du corps comme les battements du cœur, la respiration et les tensions musculaires. Cette fonction, bien que discrète, joue un rôle fondamental dans la régulation émotionnelle, la conscience corporelle et l’équilibre sensoriel global. L’étude a révélé que les patients atteints de troubles neurologiques fonctionnels présentent des altérations significatives dans le traitement des signaux interoceptifs. Plus précisément, une activité réduite a été observée dans des régions cérébrales clés telles que l’insula antérieure droite et le cortex cingulaire antérieur dorsal, qui sont impliquées dans la détection et l’intégration des signaux corporels internes. Ces anomalies pourraient contribuer à une altération de la perception corporelle, dans laquelle les signaux internes sont mal interprétés ou amplifiés. Cette distorsion pourrait déclencher des réponses motrices, sensorielles ou autonomes inappropriées, telles qu’une paralysie soudaine, un évanouissement ou une douleur inexpliquée, aboutissant à des symptômes fonctionnels en l’absence de lésion organique identifiable.
Ces résultats suggèrent que les symptômes observés dans les FND ne résultent pas simplement d’une dissociation entre le corps et le cerveau, mais également d’un défaut de lecture interne, où les informations corporelles ne sont plus correctement hiérarchisées ni intégrées. Le trouble ne réside pas dans l’imaginaire du patient, mais dans une altération mesurable de son système de perception corporelle.
Ces travaux ne font pas que valider une intuition ancienne ; ils redéfinissent les frontières entre les troubles neurologiques et psychologiques, en montrant qu’un symptôme peut être authentiquement neurologique, sans trace visible dans la matière cérébrale. Cette relecture contemporaine réhabilite les patientes de Charcot, trop longtemps réduites à des figures de simulation. Elle rappelle que le corps peut exprimer des conflits ou des ruptures invisibles, non à travers le langage, mais par des signaux moteurs, des silences organiques, des gestes suspendus. Ce que Charcot avait commencé à comprendre sans pouvoir encore le démontrer, la science actuelle en confirme la validité, certains symptômes naissent non pas de la lésion, mais de la désorganisation des circuits fonctionnels, là où le biologique et le vécu s’entrelacent.
Ce que Charcot nous dit encore aujourd’hui
Jean-Martin Charcot meurt en 1893, à l’âge de 67 ans. Il laisse derrière lui bien plus qu’un nom gravé dans les manuels de médecine. Il laisse une méthode, une posture, une manière d’interroger la maladie qui refuse la précipitation, qui invite à voir avant de conclure, à écouter avant de diagnostiquer. Il forme une génération d’élèves qui, chacun à leur manière, prolongeront son œuvre : Joseph Babinski, qui décrira le signe neurologique qui porte son nom ; Pierre Janet, qui explorera les liens entre traumatisme, mémoire et dissociation ; Georges Gilles de la Tourette, qui donnera son nom à un syndrome encore mal compris aujourd’hui. Tous puisent chez Charcot un même principe fondateur : la souffrance mérite d’être étudiée avec autant de rigueur que de respect.Car, derrière chaque tableau clinique, il y a une personne, et derrière chaque manifestation corporelle, il y a une histoire souvent silencieuse.
Son héritage, c’est donc aussi une posture face à la complexité du vivant. Une manière d’approcher la maladie non comme une anomalie à supprimer, mais comme un message à décrypter. Il ne réduisait pas le patient à un dysfonctionnement. Il cherchait à comprendre comment une vie, une trajectoire, une histoire, pouvait s’incarner dans des gestes, des silences, des défaillances du corps. Il nous rappelle que l’écoute lente est une forme de soin en soi, car le corps ne ment pas, mais il faut encore apprendre à entendre ce qu’il cherche à dire, dans son propre langage.
Références
Carle-Toulemonde, G., Garcin, B., & Hingray, C. (2020). Au revoir l’hystérie… bonjour les troubles neurologiques fonctionnels : la place du psychiatre. Revue Neurologique, 176(S138–S141).
Charcot, J.-M. (1885). Leçons sur les maladies du système nerveux faites à la Salpêtrière. Paris : Delahaye et Lecrosnier.
Didi-Huberman, G. (1982). Invention de l’hystérie : Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière. Paris : Macula.
Edwards, M. J., Adams, R. A., Brown, H., Pareés, I., & Friston, K. J. (2012). A Bayesian account of ‘hysteria’. Brain, 135(11), 3495–3512.
Goetz, C. G. (2001). Charcot: Constructing neurology. Oxford University Press.
Sojka, P., Serranová, T., Khalsa, S. S., Perez, D. L., & Diez, I. (2025). Altered Neural Processing of Interoception in Patients With Functional Neurological Disorder: A Task-Based fMRI Study. The Journal of neuropsychiatry and clinical neurosciences, 37(2), 149–159.
Stone, J., Carson, A., & Wessely, S. (2012). Functional symptoms and signs in neurology: Assessment and diagnosis. Lancet Neurology, 11(2), 118–128.

Sara Lakehayli
Docteur en neuroscience cliniques et santé mentale, PhD
Membre associée au Laboratoire des Maladies du Système Nerveux, Neurosensorielles et du Handicap.
Professeur à l'école supérieure de psychologie