La claustrophobie : Quand le cerveau s’enferme

L’ascenseur se bloque entre deux étages. En quelques secondes, la respiration s’accélère, le cœur cogne à 150 battements par minute, et les parois métalliques semblent se resserrer. Cette expérience, bien que banale pour certains, devient un véritable cauchemar pour les personnes souffrant de claustrophobie, une phobie spécifique qui transforme les espaces clos en une menace insupportable. Ce trouble, à la fois psychologique et neurobiologique, révèle combien le cerveau peut parfois déformer la réalité, emprisonnant l’individu dans une peur irrationnelle mais profondément vécue.

Quand l’espace devient une cage

Un homme de 34 ans, informaticien, entre dans une cabine d’IRM. Il vient pour un banal examen, prescrit pour des céphalées. À peine allongé dans le cylindre, il appuie sur le bouton d’alerte. Il ne peut plus respirer. L’impression d’étouffer, la sensation que les parois se referment, un cœur qui s’emballe comme s’il courait un marathon dans une boîte. Rien d’objectivement dangereux, et pourtant, la panique est totale. Il sort en titubant, confus et honteux. Ce n’était pas la première fois. Il évite les ascenseurs, les salles de réunion sans fenêtres, même certaines toilettes publiques. L’enfermement réveille en lui une alarme ancienne, difficile à nommer, mais impossible à ignorer.

Ce cas est l’un de ceux rapportés par les psychiatres Ronald M. Rapee, Isaac M. Marks et Andrew Mathews, figures majeures dans l’étude des troubles anxieux. Leurs travaux dans les années 1970 ont largement contribué à la classification des phobies dans les manuels diagnostiques modernes, notamment le DSM, en insistant sur la dimension à la fois cognitive, physiologique et comportementale de ces troubles.

Aujourd’hui, la claustrophobie est classée parmi les phobies spécifiques dites « situationnelles » dans le DSM-5-TR (2022). Elle toucherait entre 7 et 10 % des individus selon certaines estimations (Leichsenring et al., 2022). Mais derrière les chiffres se cache une vie contrainte. Car la claustrophobie ne se contente pas de provoquer de la peur : elle redessine l’existence. Elle dicte les itinéraires, modifie les projets, limite les libertés les plus simples. Le métro devient un champ de mines, l’ascenseur un piège potentiel, l’IRM une épreuve insurmontable. Certaines personnes renoncent à des emplois, refusent des promotions, évitent les voyages, décalent des examens médicaux pourtant nécessaires. Tout devient calcul, stratégie d’évitement, théâtre intérieur d’une lutte invisible.

Et autour, il y a ceux qui regardent, ceux qui attendent, ceux qui ne savent plus quoi dire. L’entourage paie aussi le prix de la phobie. Un conjoint qui change de trottoir pour éviter un tunnel. Un enfant qui ne comprend pas pourquoi sa mère ne l’accompagne pas dans le métro. Un rendez-vous médical annulé au dernier moment, sans explication claire. Les proches s’ajustent, au début. Puis ils s’épuisent. Ils minimisent, bousculent, culpabilisent parfois sans le vouloir. Pas par méchanceté, mais parce que vivre avec une peur qu’on ne partage pas finit par user. La claustrophobie n’affecte pas qu’une personne : elle s’étend, déborde, désorganise, jusqu’à créer une tension sourde dans le cercle familial et social. Et comme la peur ne se voit pas, elle est souvent mal jugée.

Le cerveau en mode survie

Parce qu’elle ne laisse ni cicatrice visible, ni fièvre, ni fracture, la claustrophobie est souvent perçue comme un caprice. Mais cette peur, bien qu’invisible, est profondément enracinée dans le cerveau. Elle n’est pas le fruit d’un excès d’imagination, mais le résultat d’une alarme biologique activée trop tôt, trop fort, trop souvent.

Les études en neuroimagerie l’ont clairement montré : chez les personnes claustrophobes, l’amygdale ,  cette structure cérébrale en forme d’amande, au cœur du système limbique ,  s’active de manière excessive à la simple idée d’un espace clos (Etkin et al., 2010). Même sans danger objectif, le cerveau déclenche l’état d’alerte. Il interprète l’enfermement comme une menace immédiate, et envoie au corps l’ordre de fuir. Le rythme cardiaque s’accélère, la respiration se dérègle, les muscles se tendent. Le cerveau ne réfléchit plus : il réagit.

Mais cette réaction ne se fait pas seule. Le cortex préfrontal, censé jouer le rôle de régulateur, perd sa capacité à freiner l’emballement émotionnel (Goldin et al., 2009). Comme si, au moment même où l’alarme s’allume, le système chargé de l’éteindre devenait muet. Et dans cette faille, la peur s’engouffre.

Or, le cerveau n’oublie presque jamais. Certaines peurs prennent racine dans des expériences anciennes, parfois enfouies, mais toujours actives en arrière-plan. Elles ne refont pas surface sous forme de souvenirs clairs, mais se traduisent en réactions, en sensations, en réflexes. Et il suffit d’un espace clos, d’un verrou, d’un cliquetis de porte, pour que ces traces enfouies reprennent vie, comme si elles n’avaient jamais cessé d’exister.

Les pièges invisibles de la pensée

On ne naît pas claustrophobe. Mais certains naissent plus proches du seuil. Un terrain plus réactif, une vigilance naturelle plus élevée, une façon d’habiter le monde qui perçoit plus vite ce qui pourrait mal tourner. Cela ne suffit pas à créer une phobie, mais cela rend le sol plus glissant.

Le reste se joue dans l’expérience. Un jour, un enfant se retrouve enfermé dans une pièce. Juste quelques minutes. Il pleure, on l’ouvre, on oublie. Mais son cerveau, lui, n’oublie pas. Il encode. Il associe. Le verrou devient une menace, l’enfermement un danger. Plus tard, ce souvenir ne remonte plus vraiment à la surface. Il n’a pas besoin de mots. Il parle à travers le souffle court, les mains moites, la panique sans explication.

Ces traces laissées par le passé ne disparaissent pas. Elles se glissent dans les interstices de la pensée, elles façonnent la manière dont le cerveau imagine l’avenir. Et la claustrophobie, souvent, commence avant d’entrer dans l’espace clos. Le danger est imaginé, scénarisé, anticipé. Ce n’est pas l’ascenseur qui fait peur, c’est l’idée de l’ascenseur. Ce n’est pas la pièce, c’est ce qu’elle pourrait devenir.

Rester bloqué, manquer d’air, perdre le contrôle, mourir seul, ces images s’imposent, et avec elles les symptômes : palpitations, sueurs, vertiges. Le corps répond à une menace virtuelle avec la panique du réel. Et ce glissementn de la pensée au corps, de l’anticipation au vécu, rend la peur d’autant plus difficile à maîtriser.

Ce mécanisme est renforcé par deux biais puissants, décrits dès les années 1970 par Aaron T. Beck.
Le premier est la surestimation du danger : « Cette machine va tomber », « Je ne pourrai pas en sortir. ». Le second, plus insidieux, est la sous-estimation des ressources internes : « Je vais m’effondrer », « Je ne pourrai pas gérer. » (Beck, 1976). Pris ensemble, ces deux biais créent un cercle vicieux où la menace est exagérée, et la capacité à y faire face, systématiquement dévalorisée.

Et dans ce déséquilibre naît l’évitement : on contourne, on diffère, on renonce. Mais chaque évitement, en soulageant l’angoisse, confirme la menace. On ne désapprend pas la peur : on la maintient à distance, et ce faisant, on l’ancre un peu plus profondément.

Accompagner la peur de l’enfermement

Il n’y a pas de formule magique. La claustrophobie ne disparaît pas par la volonté, ni par la raison seule. Mais elle peut être travaillée, déplacée, apprivoisée. Ce n’est pas tant la peur qu’il faut supprimer, que le dialogue interrompu entre le cerveau et la réalité qu’il perçoit.

Les approches les plus efficaces aujourd’hui sont celles qui permettent de reconstruire ce dialogue. Les thérapies comportementales et cognitives (TCC), appuyées par de nombreuses méta-analyses, proposent un travail graduel d’exposition, où l’on confronte le patient à des situations anxiogènes, mais dans un cadre sécurisé, contrôlé, progressif. L’idée n’est pas de forcer, mais de réapprendre. De montrer au cerveau, à travers le corps, qu’il n’est plus en danger.

Pour certains patients, cette confrontation directe reste trop intense. C’est là qu’intervient un outil plus récent : la réalité virtuelle. À l’aide d’un casque, on recrée des environnements clos ,  ascenseurs, tunnels, IRM ,  que le patient explore à son rythme. Une étude menée par Botella et al. (2007), puis confirmée par Parsons & Rizzo (2008), a montré que la réalité virtuelle peut provoquer des réponses physiologiques similaires à celles du monde réel, tout en offrant un cadre flexible, modulable et sécurisé. Elle devient alors un espace de simulation émotionnelle, où l’on s’entraîne à ne plus fuir.

D’autres études plus récentes, comme celle de Freeman et al. (2017), soulignent que l’immersion répétée en VR, combinée à une guidance thérapeutique, permet de réduire significativement les niveaux d’anxiété chez les patients souffrant de phobies spécifiques, dont la claustrophobie.
Cependant, ces effets positifs dépendent de plusieurs facteurs, notamment de l’intensité de la phobie, de l’engagement du patient dans le protocole, et de la qualité de l’accompagnement thérapeutique. La réalité virtuelle ne convient pas à tous, et son efficacité reste plus modérée chez les patients présentant des troubles anxieux complexes ou comorbides.

Mais quelle que soit la méthode, traditionnelle ou technologique, le processus reste le même : il s’agit de réconcilier un cerveau avec un monde qu’il perçoit comme hostile, de l’aider à distinguer ce qui est perçu comme une menace, de ce qui l’est réellement.

Il ne s’agit pas de rendre l’ascenseur confortable, mais de réduire le décalage entre la réalité extérieure et celle que le cerveau projette. Et dans cette réduction de l’écart, parfois, une vie ordinaire devient de nouveau possible.

Une peur qui mérite d’être entendue

La claustrophobie n’est pas une faiblesse. Elle est une faille dans le système d’alerte du cerveau, un déséquilibre entre l’alarme et le contrôle, entre le souvenir et le présent, entre la perception et la réalité.

Mais c’est aussi un miroir : elle nous dit à quel point notre rapport à l’espace est intime, inscrit dans la mémoire, le corps, les émotions. Et combien un lieu clos peut, pour certains, devenir le théâtre d’une lutte intérieure silencieuse, mais totale.

Briser les chaînes invisibles de la claustrophobie commence peut-être par-là : regarder cette peur non comme une absurdité à corriger, mais comme une vérité humaine à entendre.

Références

American Psychiatric Association. (2022). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (5ᵉ éd., texte révisé). Arlington, VA : American Psychiatric Association.

Beck, A. T. (1976). Cognitive therapy and the emotional disorders. New York: International Universities Press.

Botella, C., Baños, R. M., Villa, H., Perpiñá, C., & Alcañiz, M. (2007). The treatment of claustrophobia using virtual reality: A case report. Behaviour Research and Therapy, 45(4), 577–582. https://doi.org/10.1016/j.brat.2006.03.010

Etkin, A., Egner, T., & Kalisch, R. (2011). « Emotional processing in anterior cingulate and medial prefrontal cortex ». The Journal of Neuroscience, 30(4), 1541–1548.

Freeman, D., Reeve, S., Robinson, A., Ehlers, A., Clark, D., Spanlang, B., & Slater, M. (2017). Virtual reality in the assessment, understanding, and treatment of mental health disorders. Psychological Medicine, 47(14), 2393–2400.

Freeman, D., Haselton, P., Freeman, J., Spanlang, B., Kishore, S., Albery, E., Denne, M., Brown, P., Slater, M., & Nickless, A. (2019). Automated psychological therapy using immersive virtual reality for treatment of fear of heights: A single-blind, parallel-group, randomized controlled trial. Frontiers in Psychology, 10, 176.

Goldin, P. R., Manber-Ball, T., Werner, K., Heimberg, R., & Gross, J. J. (2009). « Neural mechanisms of cognitive reappraisal of negative self-beliefs in social anxiety disorder ». Biological Psychiatry, 66(12), 1091–1099.

Hofmann, S. G., Asnaani, A., Vonk, I. J., Sawyer, A. T., & Fang, A. (2012). « The efficacy of cognitive behavioral therapy: A review of meta-analyses ». Cognitive Therapy and Research, 36(5), 427–440.

Leibing, E. (2022). The classification of anxiety disorders: A review of DSM-5 and ICD-11. Psychotherapy and Psychosomatics, 91(3), 135–145. https://doi.org/10.1159/000522603

Marks, I. M., & Mathews, A. M. (1979). Brief standard self-rating for phobic patients. Behaviour Research and Therapy, 17(3), 263–267.

Parsons, T. D., & Rizzo, A. A. (2008). Affective outcomes of virtual reality exposure therapy for anxiety and specific phobias: A meta-analysis. Journal of Behavior Therapy and Experimental Psychiatry, 39(3), 250–261.

Ahmed El Bounjaimi
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Concepteur-rédacteur
Master en communication des organisations, université Hassan II.
Licence en philosophie de communication et champs publics, université Hassan II.

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