Quand le lien commence avant les mots
L’attachement commence bien avant la parole. Il se tisse dans le corps à corps quotidien, un regard, une main posée, une respiration accordée, répété inlassablement au fil des premières années. Avant le langage, avant même la narration de soi, il y a le contact peau à peau, le rythme du souffle partagé, la pression d’une main sur le dos, la manière dont un parent porte, berce, étreint. Ces gestes, simples en apparence mais chargés d’affect, sculptent littéralement le cerveau de l’enfant.
Ce que la psychomotricité met en lumière c’est que cette construction du lien n’est pas seulement « psychologique » au sens des représentations conscientes : elle est avant tout corporelle. Le corps est un langage : un langage premier, implicite, fait de sensations, de tonus et de rythmes, par lequel se tissent les premières assurances de sécurité ou, parfois, les empreintes de l’insécurité.
Le cerveau en chantier
À la naissance, le cerveau possède déjà la majorité de ses neurones, mais l’architecture de leurs connexions reste à construire. Au cours des premières années, les synapses se multiplient à un rythme vertigineux. Ce qui oriente la formation ou l’élimination de ces connexions n’est pas seulement inscrit dans les gènes : ce sont surtout les expériences répétées qui sculptent le réseau neuronal. Et parmi ces expériences fondatrices, la relation aux figures d’attachement occupe une place centrale.
Les premières interactions créent littéralement des chemins dans le cerveau. Plus un geste est répété (porter, bercer, échanger un regard) plus il s’ancre durablement dans les circuits. Certaines périodes dites « sensibles » amplifient cet effet : attention, régulation émotionnelle et compétences sociales se développent alors à une vitesse exceptionnelle, influencées par la qualité des échanges précoces.
L’ocytocine, souvent surnommée « hormone de l’attachement », joue ici un rôle clé. Plus qu’un simple messager du lien, elle renforce la valeur émotionnelle des stimuli sociaux. Le toucher, l’allaitement ou le regard aimant déclenchent chez le parent et l’enfant une sécrétion d’ocytocine qui favorise la détente, la proximité et le plaisir de la relation. Cette boucle biologique crée une dynamique vertueuse : le contact apaise, donc l’enfant le recherche, et cette recherche rend le parent plus disponible — car la relation, elle-même, devient source de bien-être.
Face au stress, un autre système entre en jeu : l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HPA), qui libère du cortisol. Chez le bébé, des montées trop fréquentes et non régulées de cette hormone peuvent perturber la maturation neuronale. Les interactions rassurantes, surtout celles qui mobilisent le toucher et le rythme, freinent ces montées et enseignent au corps des stratégies biologiques de retour au calme. En ce sens, la psychomotricité — en offrant des expériences corporelles apaisantes et structurantes — contribue à calibrer durablement l’axe du stress.
Le système nerveux autonome (SNA) complète ce dispositif de régulation. Il se compose de deux pôles : le sympathique, qui mobilise l’énergie, et le parasympathique, qui favorise la récupération. Le nerf vague, pilier du parasympathique, joue un rôle majeur dans la régulation sociale : une activité vagale élevée est associée à une meilleure capacité à se calmer, à écouter et à entrer en lien. Les interactions corporelles précoces — bercements, rythmes vocaux, contact peau à peau — stimulent cette tonicité vagale et apprennent progressivement à l’enfant à s’apaiser de l’intérieur.
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Quand un parent imite une expression, un geste ou un rythme respiratoire, l’enfant reçoit bien plus qu’un signal moteur : il perçoit la reconnaissance de son état intérieur. Les systèmes de neurones miroirs, qui s’activent à la fois quand on agit et quand on observe une action similaire, soutiennent ce partage implicite. Ils constituent le socle de l’empathie précoce et permettent à l’enfant de sentir, avant même les mots, qu’il est compris et reconnu.
Ainsi, l’attachement se tisse à travers des modalités sensorielles précises :
- Le tactile (le peau à peau, les caresses) régule le stress et active l’ocytocine.
- Le vestibulaire (balancements, portage) renseigne sur la verticalité, le rythme et la sécurité motrice.
- Le proprioceptif (pressions, soutiens) fournit des repères internes sur les limites du corps et la constance de l’autre.
- L’auditif (voix parentale, chants, intonations) rythme et synchronise la relation.
La richesse et la cohérence de ces stimulations façonnent la qualité du dialogue neuronal entre parent et enfant. Chaque interaction, chaque mouvement partagé, devient une brique du lien, un pas de plus vers l’organisation du cerveau social.
De la théorie au geste : la psychomotricité en action
La psychomotricité propose une palette d’interventions qui placent le corps au cœur de la relation. Elle ne remplace pas la parole : elle la précède, la prépare et la soutient. Le geste devient ainsi un moyen d’expression, un support de communication et un outil de régulation affective.
Le tonus musculaire, par exemple, est un véritable langage. Une hypertonie persistante peut traduire une anxiété diffuse, tandis qu’une hypotonie signale souvent une difficulté à se structurer. Le psychomotricien apprend aux parents à lire ces signes corporels : la façon dont l’enfant serre les poings, la rigidité de ses épaules, la fréquence de sa respiration, l’orientation de son regard. Ces indices deviennent autant de points d’entrée pour ajuster la réponse relationnelle — répondre à une tension par un toucher adapté, proposer un bercement rythmé, offrir un maintien enveloppant. Prenons un exemple concret. Si un nourrisson se crispe lors du contact, le parent peut s’installer de façon stable, maintenir le bébé contre lui, genoux relevés pour créer une cuvette de sécurité, puis exercer de légères pressions alternées sur le dos et les épaules pendant deux à trois minutes, en synchronisant sa respiration sur celle de l’enfant. Ce protocole simple favorise une entrée sensorielle progressive, invitant à la détente plutôt qu’à la fuite ou à la crispation.
Les exercices rythmiques et le portage constituent un autre pilier de la psychomotricité. Les mouvements réguliers — balancements, marches lentes, danses douces — régulent le niveau d’activation du système nerveux. Le portage, lorsqu’il est réalisé dans un cadre sécurisant et respectueux, mobilise à la fois les sens vestibulaire et olfactif, tout en rapprochant la voix parentale. Cette synchronie corporelle renforce le sentiment de sécurité. En séance, les psychomotriciens proposent souvent des jeux progressifs — vol en avion, portage latéral, mouvements dansés — intégrés à des séquences ludiques qui instaurent confiance et plaisir partagé.
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Le massage, quant à lui, n’est pas une simple technique de bien-être, mais une médiation affective. Masser un bébé — paumes, mains, pieds — avec des gestes lents, fermes et prévisibles renforce la perception du corps et la sensation d’être accueilli. Les psychomotriciens enseignent aux parents des routines simples : une durée de cinq à dix minutes, un rythme régulier, des zones à privilégier et des signes de surstimulation à reconnaître.
Dans les situations de fragilité — dépression post-partum, prématurité, traumatisme —, le rôle du psychomotricien va bien au-delà de la guidance technique. Il incarne une présence contenante, modèle des gestes ajustés, régule la temporalité des échanges et accompagne le parent jusqu’à retrouver confiance en ses propres ressources. L’intervention suit souvent une progression : observation, démonstration, guidage tactile (« shadowing »), puis autonomie progressive du parent. L’objectif est toujours le même : restaurer la capacité parentale à percevoir, à répondre et à répéter ces gestes sécurisants qui fondent le lien.
Apprendre à se calmer, à se concentrer, à agir sans se précipiter : autant de compétences que le corps intègre avant même que l’enfant ne puisse les nommer. Ces apprentissages précoces laissent une empreinte durable dans les circuits frontaux et dans les réseaux de régulation émotionnelle. Chaque réussite motrice renforce ce sentiment d’unité entre intention et action. Quand un enfant réussit à garder l’équilibre, à lancer un ballon ou à maîtriser un geste fin, il découvre la cohérence entre ce qu’il veut faire et ce que son corps accomplit. Ces expériences incarnées nourrissent le sentiment de compétence et la confiance en soi, bien plus efficacement que n’importe quel discours valorisant. Ainsi, le corps ne se contente pas d’exécuter la pensée : il la modèle, l’oriente, la stabilise. En reliant action, émotion et cognition, il devient l’un des fondements les plus puissants du développement psychique.
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Le corps comme mémoire de sécurité
Penser l’attachement uniquement à partir des mots, des histoires ou des représentations conscientes serait une lecture tronquée. Le lien se joue d’abord dans la chair : les contacts, les rythmes, la pression, le souffle et la régularité des gestes forment une mémoire corporelle qui structure le cerveau social. La psychomotricité rend visibles et utilisables ces dynamiques implicites. Elle propose aux parents des gestes, des rythmes et des jeux qui deviennent autant de routines réparatrices et formatrices.
Investir dans ces pratiques, c’est investir dans le cortex naissant d’un enfant, dans son système de régulation et dans sa capacité future à créer des liens. C’est aussi offrir aux parents des outils concrets pour être présents, apaisants et confiants. Le corps n’est pas un simple support : il est le premier alphabet avec lequel s’écrivent les histoires de l’attachement.
Références
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Saad Chraibi
Psychomotricien
• Diplômé de l’Université Mohammed VI à Casablanca, exerçant en libéral dans son propre cabinet à Casablanca (Maroc).
• Adopte une approche globale et intégrative, prenant en compte les dimensions corporelle, psychique, émotionnelle et relationnelle de la personne.
• Ancien étudiant en médecine (4 années), disposant d’une solide formation biomédicale et d’une rigueur clinique intégrée à sa pratique psychomotrice.
• Expérience professionnelle diversifiée : structures associatives, exercice libéral, travail interdisciplinaire avec orthophonistes, psychologues, neuropsychologues.
• Spécialisé dans l’adaptation des prises en charge à des profils variés, avec une forte orientation vers le travail en réseau.
• Investi dans des projets thérapeutiques personnalisés, fondés sur des évaluations précises et respectueux du rythme, de l’histoire et du potentiel de chaque patient, quel que soit son âge.