L’humain à l’épreuve de l’IA
Il y a plus de trois millénaires, Ulysse arrive chez Circé, la magicienne qui transforme les hommes en bêtes d’un simple geste. Elle n’emploie ni la force ni la contrainte : elle enchante. Elle façonne une version altérée du monde, un miroir séduisant où chacun peut devenir autre, s’abandonner à une image qui le dépasse. Et si les marins cessent de veiller, ils se dissolvent dans ces illusions, et ils se perdent.
Aujourd’hui, la scène a changé, mais l’enjeu reste étrangement proche.
Notre époque a inventé ses propres illusions, des IA capables de générer des images, des voix ou des textes qui semblent nous connaître mieux que nous-mêmes. Un utilisateur ouvre Midjourney, clique sur un filtre TikTok ou pose une question à ChatGPT : aussitôt, un flot de réponses personnalisées lui revient, comme un chant tissé pour lui seul. Non pas pour le tromper, mais pour coller au plus près de ce qu’il attend, espère ou imagine.
Pendant longtemps, notre imaginaire était nourri par de grandes histoires communes : des mythes, des récits fondateurs, des légendes partagées. Puis il est devenu plus intime, façonné par la psychologie, la famille, l’éducation.
Aujourd’hui, il glisse encore : il devient algorithmique, produit en temps réel par des modèles qui apprennent de nos goûts, de nos clics, de nos hésitations.
D’où une question vertigineuse : que devient l’humain lorsque les images qui le reflètent ne viennent plus de lui, mais de dispositifs techniques qui réinventent son double à chaque requête ?
Pour comprendre ce basculement inédit, nous avons besoin d’un outil simple et solide. Pas une théorie fermée, ni un modèle hyper-technique, mais une boussole. La psychanalyse lacanienne propose justement une cartographie précieuse : le triptyque Imaginaire – Symbolique – Réel, trois façons d’habiter le monde qui éclairent avec une clarté surprenante nos relations actuelles aux IA.
Le RSI : une boussole dans un monde mouvant
Avant de parler d’IA, il faut revenir à quelque chose de très simple : personne ne vit le monde en bloc. On avance tous avec des images dans la tête, des mots pour organiser ce qu’on vit, et des moments qui nous échappent.
Lacan a donné un nom à ces trois manières d’être au monde, l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel, non pas pour compliquer les choses, mais au contraire pour mettre des mots sur ce que chacun traverse déjà, sans le savoir.
L’Imaginaire, c’est ce film intérieur qui tourne en arrière-plan. Ce qu’on se raconte sur nous, sur les autres, sur la scène qui se joue. Un regard mal interprété, et on a déjà écrit la moitié du scénario : “Il m’a ignoré… donc il pense ça… donc je suis comme ça.” On part d’un détail, et l’esprit fait le reste.
Le Symbolique, c’est tout ce qui nous dépasse mais nous tient debout : les mots qu’on utilise, les règles qu’on suit, les rôles qu’on occupe sans vraiment les choisir. Quand un professeur parle et que la classe se tait, ce n’est pas sa voix qui fait le travail : c’est tout un ensemble de codes, de places et d’attentes qui se mettent en place autour de lui. On est pris dans des structures qui donnent un sens à ce qu’on fait.
Le Réel, enfin, c’est ce qui casse le film et échappe aux mots. L’instant où rien ne colle : ce qu’on ressent ne rentre dans aucune histoire, aucune explication. Une douleur qu’on n’arrive pas à dire. Une nouvelle qui tombe et pour laquelle on n’a pas encore de phrases. Un moment où le monde résiste.
Ces trois dimensions sont là, tout le temps, entremêlées. Elles forment notre manière de nous orienter dans l’existence. Et si ce trio est utile pour parler d’IA, ce n’est pas par goût de la théorie : c’est parce que l’IA vient précisément toucher ces trois zones à la fois. Elle bouscule nos images, transforme nos mots, et déplace nos points d’impasse.
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L’Imaginaire à l’heure de l’IA
Dans le schéma de Lacan, l’Imaginaire n’est pas un univers de fantasmes flottants. C’est le lieu où se construit notre image de nous-mêmes, là où le sujet cherche une forme, une cohérence, un contour.
C’est ce registre qui fait qu’un visage, une voix, une phrase peuvent devenir des surfaces où l’on se reconnaît… ou où l’on se perd.
L’arrivée de l’IA introduit un miroir inédit dans ce paysage. Pour la première fois, chacun fait face à un double qui n’a pas de corps, mais qui renvoie pourtant une image de nous : une version qui nous comprend vite, qui reformule mieux que nous, qui répond parfois comme nous n’arrivons pas à répondre.
Ce double numérique n’imite pas seulement notre langage : il reproduit notre manière d’organiser les choses, d’associer les idées, de donner sens. Et dans ce reflet, quelque chose se déplace.
Là où l’Imaginaire nous offrait jusqu’ici des images venues d’autrui, un parent, un ami, un partenaire, l’IA propose une image produite à partir de nous-mêmes. Une sorte de “moi amélioré”, fluide, disponible, infaillible en apparence.
Ce miroir peut rassurer, flatter, ou au contraire inquiéter. Il peut renforcer l’idée d’un moi stable (“voilà comment je parle, voilà comment je pense”) ou fissurer cette stabilité (“si une machine peut me refléter, qui suis-je exactement ?”).
Dans les deux cas, il accélère ce que fait déjà l’Imaginaire : il fabrique des cohérences, parfois solides, parfois trompeuses, à partir de fragments. Car chacun se fabrique une image de soi à partir de mille petits reflets : le regard d’un proche, une réussite, un échec, un rôle qu’on endosse.
L’IA s’y immisce et ajoute un reflet inédit à la mosaïque : un reflet qui part de nous, mais qui revient transformé, plus fluide, plus assuré, parfois plus “juste” que ce qu’on arrive à exprimer.
Et ce miroir-là, il n’est pas neutre, il propose au sujet une version possible de lui-même, une manière d’être ou de penser qu’il n’avait peut-être jamais envisagée. Et dans cette rencontre, quelque chose bouge : c’est notre manière de nous percevoir.
L’IA dans le Symbolique
Si l’Imaginaire touche aux images de soi, le Symbolique, lui, organise notre monde : les mots que nous utilisons, les règles qui nous précèdent, les rôles que nous reconnaissons. C’est ce registre qui fait qu’un simple “oui”, un “non”, ou même un silence peut engager une relation entière. Le Symbolique, c’est l’armature des positions, des fonctions, des échanges, ce qui donne à nos paroles leur portée.
Pendant longtemps, celui qui détenait le savoir détenait aussi une forme d’autorité. Un professeur, par exemple, n’était pas seulement une personne informée : il représentait une fonction. Sa parole “valait”, parce qu’elle provenait d’un lieu symbolique identifiable : un sujet responsable, inscrit dans un rôle. Avec l’IA, ce paysage se déplace.
Une machine peut désormais produire du langage avec une fluidité qui donne l’impression de maîtrise, parfois même de discernement. Elle explique, résume, corrige, structure, et elle le fait avec une aisance qui, spontanément, suscite la confiance. Mais cette aisance cache une rupture essentielle avec le Symbolique au sens lacanien : le langage de l’IA n’a pas de sujet.
Il n’y a derrière ces phrases ni intention, ni inconscient, ni désir. Il n’y a pas cette instance qu’on appelle, chez Lacan, le sujet de l’énonciation, celui qui assume ce qu’il dit, celui dont la parole engage quelque chose de lui. Et pourtant, ce langage sans sujet commence à occuper des places symboliques très fortes : on lui demande conseil, on lui confie des décisions, on lui accorde parfois plus de crédit qu’à une parole humaine.
Ce paradoxe produit un profond trouble : une parole qui n’est portée par personne peut-elle réellement faire autorité ? Ou, au contraire, est-ce précisément son absence de sujet qui lui donne une apparence d’impartialité, presque de neutralité absolue ?
Ce qui se joue ici dépasse la technique. Le Symbolique s’ouvre à un nouvel acteur qui ne porte ni histoire, ni responsabilité, ni désir, mais dont le langage, malgré cela, oriente déjà des choix, des conduites, des normes.
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L’IA et le Réel : ce qui résiste encore
Le Réel, chez Lacan, n’est ni ce que l’on peut toucher ni ce que l’on peut mesurer. C’est ce qui échappe. Ce point où nos mots ne suivent plus, où aucune image n’explique vraiment ce qu’on vit. Un choc, une douleur, une rupture : quelque chose arrive, et soudain il n’y a plus de phrases pour contenir l’expérience. Pour l’humain, le Réel apparaît comme un trou, là où l’Imaginaire et le Symbolique cessent de pouvoir organiser l’expérience.
Dans nos vies, ces trous existent partout. On hésite, on doute, on se tait, on ne sait pas quoi dire. Il y a des moments où le sens ne vient pas, où tout vacille un instant avant de retrouver une forme. Face à ces zones d’impossible, l’IA fonctionne autrement : elle ne connaît ni hésitation ni silence. Elle ne rencontre aucun trou, parce qu’elle ne ressent rien et ne manque de rien. Lorsqu’une situation est confuse, qu’une question est mal posée ou qu’une contradiction apparaît, elle fait exactement ce pour quoi elle est construite : elle comble. Elle produit une réponse, même si elle est incertaine, approximative, ou complètement inventée.
Ce réflexe de comblement crée une illusion : celle d’un monde où tout peut être expliqué, formulé, rendu clair. Là où l’humain trébuche, l’IA continue. Là où l’humain est forcé de reconnaître un point d’impossible, l’IA génère du possible coûte que coûte.
Et pourtant, c’est précisément là qu’un nouveau Réel apparaît. Car si la machine comble ses propres trous, elle en ouvre d’autres pour nous : des erreurs incompréhensibles, des réponses fausses mais parfaitement formulées, des décisions dont personne ne peut retracer la logique, des modèles qu’on utilise chaque jour tout en sachant que leur fonctionnement exact nous échappe.
Ce nouveau Réel n’est pas celui du traumatisme intime ; c’est celui d’une opacité technique, d’une zone où notre savoir et notre maîtrise s’arrêtent. Un Réel produit non pas par la vie, mais par nos propres créations. Ainsi, l’IA joue sur deux tableaux à la fois : elle efface les trous qui font partie de notre humanité, les hésitations, les silences, les limites, et dans le même mouvement, elle crée d’autres trous, plus vastes, plus abstraits, parfois plus inquiétants. Elle nous aide à contourner l’incertitude, mais elle nous place aussi face à ce qui, dans la machine, reste hors de portée.
Entre ce qu’elle comble et ce qu’elle ouvre, notre rapport au Réel change profondément : nous ne sommes plus seulement confrontés à ce qui nous dépasse en nous, mais aussi à ce qui nous dépasse dans ce que nous avons fabriqué.
Et maintenant ?
L’IA n’a pas simplement ajouté un outil de plus dans nos vies. Elle a déplacé des zones entières de notre manière de sentir, de dire et de supporter ce qui nous échappe.
Et le plus étonnant n’est peut-être pas ce qu’elle fait, mais ce qu’elle nous oblige à regarder en nous : notre rapport aux images, aux mots, aux limites.
Car si la machine prend une place si forte, c’est peut-être aussi parce qu’elle occupe les vides que nous n’aimons pas affronter : l’incertitude, l’ambiguïté, le temps long, les moments où rien n’est clair. Elle répond à notre inquiétude de vivre dans un monde sans garanties.
La vraie question devient alors : qu’allons-nous faire de cette présence ?
Accepterons-nous que nos décisions, nos récits, nos repères se moulent sur ce qui paraît le plus fluide ? Ou serons-nous capables de préserver ce qui fait encore de nous des êtres humains ?
Références
Floridi, L. (2014). The Fourth Revolution: How the Infosphere Is Reshaping Human Reality. Oxford : Oxford University Press.
Homer. (1996). The Odyssey (R. Fagles, Trans.). Penguin Classics.
Lacan, J. (1966). Écrits. Paris : Seuil.
Lacan, J. (1973). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil. Turkle, S. (2011). Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other. New York : Basic Books.

Amine Lahhab
Réalisateur
Master en Réalisation- Ecole Supérieur de l'AudioVisuel (ESAV), Université de Toulouse.
License en Histoire- Université Hassan 2 de Casablanca.
DEUG en Philosophie- Université Hassan 2 de Casablanca.