Le cerveau face à l’épreuve du marathon
Et si courir un marathon ne faisait pas que puiser dans vos muscles, mais remodelait aussi, silencieusement, la structure même de votre cerveau ? Au cœur de cette transformation se trouve un acteur discret mais essentiel : la myéline. Cette gaine qui enveloppe les fibres nerveuses n’assure pas seulement la vitesse des signaux neuronaux, elle pourrait aussi servir de réserve énergétique en cas de pénurie. Longtemps considérée comme stable chez l’adulte, la myéline apparaît aujourd’hui comme bien plus dynamique qu’on ne le pensait. Et si, sous l’effet d’un effort extrême, le cerveau se mettait à puiser dans ses propres isolants pour continuer à fonctionner ? C’est cette hypothèse qu’a explorée l’équipe de Pedro Ramos-Cabrer, en posant une question restée jusqu’ici sans réponse : au-delà des jambes, du cœur et des poumons, que se passe-t-il dans la tête d’un marathonien ?
Une course contre l’épuisement… jusque dans la matière blanche
L’étude publiée récemment, en avril 2025, dans Nature Metabolism par l’équipe de l’Université du Pays basque, apporte un éclairage inédit sur la manière dont une épreuve physique extrême peut modifier, de manière réversible, la structure même de notre cerveau. L’objectif de cette recherche était de déterminer si un effort prolongé, tel qu’un marathon, pouvait affecter la myéline, cette gaine lipidique qui enveloppe les axones neuronaux, assurant à la fois la conduction des signaux électriques et le soutien métabolique des neurones. En s’appuyant sur les travaux récents suggérant que la myéline pourrait servir de réserve énergétique en cas de déficit en glucose, les chercheurs ont voulu tester l’hypothèse selon laquelle le cerveau pourrait puiser dans ses propres lipides pour répondre à une demande énergétique extrême.
Pour tester cette hypothèse, les chercheurs ont élaboré un protocole expérimental rigoureux, misant sur une approche longitudinale plutôt qu’une comparaison entre groupes distincts. L’objectif était de capter avec précision les variations cérébrales individuelles induites par l’effort physique intense, en minimisant les biais liés à la variabilité interindividuelle. Dix coureurs amateurs, sélectionnés pour leur bonne condition physique et leur expérience des marathons urbains ou de montagne, ont ainsi été inclus dans l’étude.
Pour quantifier le contenu en myéline, les chercheurs ont utilisé une technique avancée d’IRM appelée myelin water imaging, qui repose sur l’analyse d’un biomarqueur non invasif estimant la proportion d’eau emprisonnée entre les feuillets lipidique de la myéline. Grâce à cette méthodologie, les chercheurs ont pu établir une dynamique précise des changements myéliniques consécutifs à l’effort. Les résultats montrent qu’un simple marathon suffit à provoquer une diminution significative de ce biomarqueur dans plusieurs régions cérébrales, au niveau de la substance blanche profonde. Les tracts les plus touchés incluent le faisceau corticospinal, les pédoncules cérébelleux, le pont, et la corona radiata, des régions cruciales pour la coordination motrice, la proprioception, et l’intégration sensorielle. La réduction observée peut atteindre jusqu’à 28 % dans certaines zones, ce qui témoigne d’une altération structurelle marquée, bien que transitoire. Ces changements étaient bilatéraux, touchant les deux hémisphères de manière symétrique, et ne s’accompagnaient d’aucune variation significative de volume cérébral, de liquide céphalorachidien ou d’hydratation globale. Ces éléments permettent d’exclure l’hypothèse d’une simple déshydratation ou d’un artefact technique.
Deux semaines après la course, les niveaux du biomarqueur étudié commençaient à remonter, suggérant le début d’un processus de réparation ou de rééquilibration métabolique. Cependant, ce n’est qu’au terme de deux mois que les valeurs revenaient à leur niveau initial, confirmant la réversibilité complète du phénomène. Cette trajectoire temporelle suggère que le cerveau dispose de mécanismes de récupération efficaces, mais qu’il mobilise, lors d’un stress métabolique aigu, des ressources internes qui pourraient inclure une dégradation partielle et transitoire de la myéline.
Une architecture cérébrale plus malléable qu’on ne le pensait
Les résultats de cette étude s’inscrivent dans une tendance scientifique récente qui remet en question une idée longtemps admise, celle d’une stabilité quasi permanente de la matière blanche une fois l’âge adulte atteint. Ce que ces données suggèrent, c’est que la myéline, longtemps perçue comme une infrastructure fixe et inaltérable, pourrait en réalité être mobilisée de manière transitoire dans certaines conditions physiologiques extrêmes. En clair, le cerveau adulte ne serait pas figé. Confronté à un déficit énergétique brutal, il semble capable de réorganiser certaines de ses ressources pour maintenir son fonctionnement, même si cela implique d’entrer temporairement dans un mode d’« économie interne ». Ce processus, que les auteurs qualifient de plasticité métabolique de la myéline, révèle une capacité insoupçonnée du cerveau à mobiliser ses propres constituants pour faire face à un stress énergétique aigu. Il s’agirait d’une forme de réaffectation fonctionnelle temporaire, où la myéline deviendrait une source d’énergie de secours. En période de carence en glucose, les oligodendrocytes pourraient puiser dans les lipides de la gaine myélinique pour fournir aux neurones et à eux-mêmes les acides gras nécessaires à la production d’ATP, via le processus de β-oxydation. La myéline jouerait ainsi un rôle actif dans le maintien de l’homéostasie neuronale, assurant la continuité du fonctionnement cérébral, quitte à sacrifier temporairement une partie de son intégrité structurale.
Mais ces découvertes ouvrent autant de questions qu’elles n’en résolvent. Si la myéline peut être mobilisée à court terme pour répondre aux besoins énergétiques du cerveau, quelles en sont les conséquences fonctionnelles ? Ce processus est-il complètement neutre du point de vue cognitif ou comportemental ? Peut-il, à force de répétitions, chez les ultra-marathoniens par exemple, provoquer une fragilisation progressive des réseaux neuronaux ? Et qu’en est-il des personnes dont le système nerveux est déjà vulnérable, comme celles prédisposées génétiquement à certaines maladies neurodégénératives telles que la sclérose latérale amyotrophique (SLA), où les faisceaux moteurs sont justement parmi les plus atteints ? Autant de pistes qui nécessitent des investigations supplémentaires.
Les auteurs reconnaissent avec lucidité les limites de leur travail. L’échantillon reste modeste, ce qui limite la généralisation des résultats. La technique d’imagerie utilisée, bien qu’avancée, ne permet pas encore de capter avec précision les microchangements dans la substance grise, où la densité en myéline est plus faible. De plus, aucune mesure des fonctions cognitives ou émotionnelles n’a été réalisée en parallèle des examens IRM, ce qui empêche de faire le lien entre les modifications biologiques observées et un éventuel impact sur le fonctionnement psychologique ou neurophysiologique.
Cela dit, cette étude pionnière apporte une démonstration précieuse. Le cerveau n’est pas une entité isolée du corps, préservée des contraintes physiques. Il réagit, lui aussi, à l’effort prolongé, en adaptant ses propres structures pour survivre. Et dans cette adaptation, il n’hésite pas à altérer, provisoirement, son architecture intime. Ce constat ouvre une voie nouvelle dans la compréhension des liens entre exercice, métabolisme et plasticité cérébrale, une voie qui ne fait que commencer à être explorée.
Référence
Ramos-Cabrer, P., Cabrera-Zubizarreta, A., Padro, D. et al. Reversible reduction in brain myelin content upon marathon running. Nat Metab7, 697–703 (2025).
