Génération Alpha face aux écrans : Le prix caché de l’exposition précoce
Tout avait commencé innocemment : quelques vidéos pour calmer l’enfant après une journée difficile, un dessin animé pour préparer le repas en paix, une application censée stimuler son langage. Puis, sans qu’elle s’en rende compte, l’écran s’est glissé dans chaque moment. Le rituel du soir s’est transformé en affrontement : l’enfant ne s’endormait qu’après un dernier épisode, et le matin il réclamait l’écran avant même de dire bonjour, un geste presque mécanique, comme un besoin physiologique. Le résultat s’installe, discret mais tenace : irritabilité, isolement, agitation, retards légers mais persistants, autant de signes que racontent, aujourd’hui, des milliers de parents.
Les signaux d’alerte se multiplient : pédiatres, psychologues du développement et organismes de santé publique constatent que l’exposition précoce modifie le langage, l’attention, le sommeil et même la gestion émotionnelle. De là émerge une question presque inévitable : que devient le cerveau d’un enfant quand un écran s’interpose trop tôt entre lui et le monde réel ?
Un cerveau façonné par la lenteur, bousculé par la vitesse
Le cerveau du jeune enfant est une matière en formation, modelée par les gestes, les regards, les rythmes lents. Explorer un objet, attendre qu’un adulte réponde, suivre un visage : ce sont ces expériences répétées qui sculptent les circuits de l’attention et du langage.
L’écran, lui, impose une cadence différente : images rapides, couleurs intenses, sons brusques. Le cerveau apprend alors à attendre la surprise permanente. Au lieu d’exercer l’attention soutenue, il s’habitue à la stimulation instantanée. Ce glissement, discret mais profond, influence plus tard la capacité à écouter en classe, à jouer longtemps, à se concentrer sans distraction.
Parallèlement, le rapport au plaisir change. Les signaux visuels et sonores déclenchent des réponses intenses dans les circuits de la récompense. Répétés, ces petits pics d’excitation deviennent rapidement la norme : l’enfant en vient à préférer la gratification immédiate plutôt que la lenteur de l’effort ou la patience de la découverte. L’écran apaise l’instant sans transmettre la compétence d’apaisement ; il calme sans apprendre à calmer. C’est l’une des raisons pour lesquelles les colères et les difficultés à gérer la frustration augmentent quand l’écran devient le médiateur principal.
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Le langage souffre de cette substitution. Les mots naissent dans l’échange vivant : un adulte qui reformule, qui temporise, qui rit, qui commente. Une vidéo peut montrer des mots, elle ne les partage pas. Le dialogue réel implique des retours, des ajustements, des silences partagés, autant de gestes qui nourrissent l’expression. Quand ces échanges se raréfient, le vocabulaire se construit plus lentement, parfois sans bruit, puis avec des conséquences qui deviennent visibles à l’entrée à l’école.
Le corps, lui aussi, donne des signes. Le sommeil, qui organise tant de fonctions (mémoire, régulation émotionnelle, immunité) se fragilise lorsque la lumière et les stimulations perturbent l’endormissement. Des nuits plus courtes ou plus fragmentées rendent l’enfant plus irritable et moins résilient face aux petites contrariétés du quotidien. L’activité motrice et la coordination pâtissent également : manipuler, tâter, lancer, construire, autant d’expériences sensorielles qui façonnent la motricité fine et la perception spatiale, sont remplacées par des gestes plats, glissés sur une surface lisse. Enfin, l’alimentation change de nature quand elle se vit devant un écran : manger sans attention, sans repères internes, brouille la sensation de faim et de satiété et peut, à la longue, désajuster le rapport à la nourriture.
La relation comme socle du développement
Au-delà des mécanismes biologiques, il y a ce qui se joue dans la relation. L’enfant devient lui-même dans le regard de l’autre, dans les micro-réparations affectives, dans les moments où un parent lui prête son calme pour qu’il apprenne à se réguler. L’écran, s’il s’installe comme apaisant principal, prive l’enfant d’une éducation émotionnelle vivante. Il occupe l’espace où naissent l’imaginaire et l’ennui créatif, ce temps où un enfant transforme une boîte en bateau, où il invente des histoires, où il apprend à se contenir. Privé de ce territoire, l’enfant perd des occasions de construire une pensée autonome et une patience intérieure.
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Il ne s’agit pas ici d’une condamnation morale du numérique. Les écrans offrent des ressources, des possibilités, des moments de partage. Mais le danger surgit quand l’outil devient le milieu. Alors la question n’est pas seulement « combien d’écrans ? » ; elle devient : quel monde voulons-nous qu’il apprenne à habiter ? Un monde que l’on parcourt du bout des doigts sur une surface plate, ou un monde qui se découvre par le souffle, la lenteur, la résistance des matières et la chaleur des visages ?
Les écrans ne disparaîtront pas. Mais il existe encore des lieux où l’attention peut pousser ses racines : les temps sans écrans, les jeux libres, la lecture à voix haute, les sorties, les gestes simples qui demandent lenteur et répétition. Préserver ces espaces n’est pas un luxe : c’est une responsabilité. Non pas protéger l’enfant du numérique, mais préserver en lui la capacité d’habiter un monde qui ne se réduit pas à une lumière.
Références
Law, E. C., et al. (2023). Associations Between Infant Screen Use, Electroencephalography Markers, and School-Age Cognitive Outcomes. JAMA Pediatrics, 177(8), e231251.
Lakicevic, N., Manojlovic, M., Chichinina, E., Drid, P., & Zinchenko, Y. (2025). Screen time exposure and executive functions in preschool children. Scientific reports, 15(1), 1839.

Ahmed El Bounjaimi
Concepteur-rédacteur
Master en communication des organisations, université Hassan II.
Licence en philosophie de communication et champs publics, université Hassan II.