Microbiote et bipolarité : la pièce manquante du puzzle ?
Le trouble bipolaire, l’une des pathologies psychiatriques les plus invalidantes, se caractérise par une alternance d’épisodes dépressifs et maniaques qui perturbent durablement la vie sociale, professionnelle et émotionnelle des individus concernés. Malgré les avancées pharmacologiques, la stabilisation durable de ces oscillations demeure un défi clinique majeur. Les traitements existants, qu’il s’agisse de thymorégulateurs ou d’antipsychotiques atypiques, montrent une efficacité inégale d’un patient à l’autre. Cette variabilité interindividuelle soulève une question essentielle : pourquoi certains patients répondent-ils favorablement à un médicament, tandis que d’autres restent en échec thérapeutique malgré des protocoles similaires ?
Traditionnellement, ces différences ont été attribuées à des facteurs génétiques, à l’histoire clinique ou à la comorbidité. Mais depuis quelques années, un autre acteur suscite un intérêt croissant dans la recherche : le microbiote intestinal. Ce vaste écosystème de micro-organismes, longtemps relégué au rôle de simple auxiliaire digestif, s’avère jouer un rôle central dans la régulation immunitaire, le métabolisme, et même le fonctionnement cérébral. L’hypothèse émergente suggère que les traitements psychotropes exercent leurs effets non seulement sur le cerveau, mais aussi en modulant la flore intestinale composée de milliards de bactéries.
Un dialogue silencieux entre cerveau et intestin
L’axe intestin-cerveau, aujourd’hui bien documenté en neuropsychiatrie, établit une interaction continue entre le système nerveux central et le système digestif à travers des voies immunitaires, endocriniennes et neuronales. Le microbiote intestinal, interface majeure de cet échange, participe activement à la production de métabolites tels que les acides gras à chaîne courte et des précurseurs de neurotransmetteurs comme la sérotonine, le GABA et la dopamine. Ces substances agissent à la fois localement sur le tube digestif et à distance sur le cerveau, notamment sur les circuits impliqués dans la régulation de l’humeur. Les fluctuations de ces neurotransmetteurs, influencées par les signaux métaboliques et neurochimiques issus du microbiote, sont directement associées aux épisodes maniaques et dépressifs caractéristiques du trouble bipolaire, tant par leur rôle dans la modulation de l’humeur que par leurs effets sur les réseaux de connectivité cérébrale. Comprendre l’influence du microbiote sur ces mécanismes permet d’envisager que la réponse variable aux traitements psychotropes pourrait, en partie, s’expliquer par des différences dans la composition bactérienne intestinale.
Microbiome et médicaments : une alliance à décoder
Une étude publiée en 2025 par une équipe de l’Université de l’Alberta s’est penchée sur les effets des traitements psychotropes sur le microbiote intestinal chez des patients adultes atteints de trouble bipolaire de type I ou II. Ces patients étaient traités par des médicaments couramment prescrits comme le lithium ou la quétiapine. Les auteurs constatent que ces traitements modifient notablement la composition du microbiote intestinal. Par exemple, après quatre semaines de traitement par quétiapine, on observe une augmentation de certaines bactéries bénéfiques telles que Eubacterium biforme, connues pour produire des acides gras à chaîne courte, et une diminution de genres bactériens associés à l’inflammation comme Alistipes. Ces changements bactériens semblent aller de pair avec une amélioration clinique. Dans trois des études examinées, les patients répondant favorablement au traitement présentent un microbiote dont la composition se rapproche de celle observée chez les sujets sains. Cette corrélation est renforcée par des données d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui révèlent chez ces patients une amélioration de la connectivité neuronale. En particulier, le réseau du mode par défaut, un ensemble de régions cérébrales impliquées dans les processus introspectifs et émotionnels, montre une activité plus cohérente, alors qu’il est souvent perturbé dans les épisodes dépressifs ou maniaques. Ces résultats suggèrent qu’un microbiote équilibré pourrait participer, indirectement, à la restauration des fonctions cérébrales affectées dans le trouble bipolaire.
Des bactéries qui orientent l’issue du traitement ?
L’idée selon laquelle un microbiote équilibré pourrait participer à la restauration des fonctions cérébrales s’affine encore lorsque l’on observe les différences entre patients répondeurs et non-répondeurs. Ces distinctions ne se limitent pas à l’évolution clinique : elles se reflètent également dans la composition du microbiote. Chez les patients réceptifs aux traitements, on retrouve une plus grande diversité bactérienne et une présence accrue d’espèces connues pour leurs effets anti-inflammatoires ou leur capacité à soutenir le métabolisme intestinal. À l’inverse, les microbiotes dominés par des bactéries associées à un stress oxydatif, à une inflammation chronique ou à des déséquilibres métaboliques sont souvent liés à une faible réponse thérapeutique.
Cette configuration microbienne semble aller de pair avec des différences dans la dynamique cérébrale. Les imageries cérébrales fonctionnelles montrent en effet que ces patients non-répondeurs présentent des altérations de la connectivité neuronale, notamment dans les réseaux liés à la régulation émotionnelle. Cela suggère que le déséquilibre intestinal n’affecte pas seulement la digestion ou l’immunité, mais pourrait aussi perturber les circuits cérébraux impliqués dans l’humeur.
Ainsi, loin d’être un simple reflet de la maladie ou un effet secondaire du traitement, le microbiote intestinal pourrait conditionner, voire prédire l’issue thérapeutique. Il devient un acteur à part entière, situé à l’intersection du métabolisme, de l’immunité et des fonctions cérébrales.
Ces avancées ouvrent des perspectives concrètes pour une médecine psychiatrique plus précise et individualisée. En identifiant certaines configurations microbiennes associées à une bonne réponse thérapeutique, il devient envisageable de prédire l’efficacité d’un traitement avant même son administration. Cette approche prédictive, encore à l’état de recherche, pourrait transformer le parcours de soin des patients bipolaires en réduisant les errances médicamenteuses et en facilitant une adaptation plus rapide du traitement.
Dès lors, l’intestin ne peut plus être considéré comme un simple organe périphérique, il participe à la dynamique cérébrale, à la réponse aux médicaments et à la stabilité de l’humeur. Il devient un acteur essentiel du traitement, un médiateur silencieux de l’efficacité clinique, et peut-être, un point d’entrée vers une nouvelle manière de soigner les troubles de l’humeur. Ce changement de regard engage une transformation plus large de la psychiatrie, une discipline qui ne cloisonne plus les fonctions du corps, mais qui les articule dans une vision intégrée, à la croisée de la neurologie, de la gastroentérologie et de l’immunologie.
Références
Bui, T. A., O’Croinin, B. R., Dennett, L., Winship, I. R., & Greenshaw, A. J. (2025). Pharmaco-psychiatry and gut microbiome: a systematic review of effects of psychotropic drugs for bipolar disorder. Microbiology, 171, 001568.
Xi, Y., Hu, X., Lai, W., & Lu, W. (2023). Brain-gut microbiota multimodal predictive model in patients with bipolar depression. Microbiology, 170, 001412.
